Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/266

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de prétendre avoir raison de la France et de l’Angleterre, qui attiraient progressivement dans leur camp toutes les autres puissances de l’Europe. S’il succombait, c’était la défaite de sa politique intérieure au moins autant que de ses armes, et son système perdait le prestige à l’aide duquel il avait contenu la Russie. Aussi les libéraux russes dispersés dans l’empire se reprenaient-ils à l’espérance en voyant éclater une guerre dont ils pressentaient les conséquences ; ils ne pouvaient avoir, à tout prendre, que des sympathies pour la cause européenne, tandis que les plus fanatiques partisans de l’empereur Nicolas ressentaient au fond, par une raison opposée, une certaine alarme qu’ils essayaient de déguiser au premier instant sous les fanfaronnades contre les nations occidentales. À mesure que la lutte se déroulait, cette situation éclatait dans tout son jour. Il arriva ce qui devait arriver : les libéraux russes, bien que souffrant dans leur patriotisme, ne pouvaient s’empêcher d’applaudir secrètement à chaque victoire des alliés. Les courtisans, de leur côté, perdaient bientôt leur contenance assurée : ils ne s’égayaient plus aux dépens de la France et de l’Angleterre ; ils ne murmuraient pas encore tout haut, ils ne l’auraient osé, mais ils étaient troublés, et lorsque l’empereur Nicolas mourut, le 2 mars 1855, ce fut, il faut le dire, un véritable soulagement pour tous. Jamais la mort d’un homme n’avait si bien ressemblé à une délivrance. Sous les regrets officiels perçait une satisfaction secrète. Ce n’étaient plus les libéraux seuls qui se permettaient de blâmer la politique suivie depuis si longtemps ; ceux-là mêmes qui, du vivant de l’empereur Nicolas, n’auraient osé rien dire retrouvaient après sa mort la parole et l’indépendance. Les adulateurs de la veille étaient les plus amers censeurs du lendemain, et il était réellement amusant ou triste peut-être de voir des personnages couverts de décorations, favoris du dernier tsar, ménager si peu le maître devant lequel ils étaient muets. Chaque victoire des armées alliées accroissait l’opposition. On convenait sans peine que le système de l’empereur Nicolas était la source de tous les malheurs du pays, et en définitive la chute de Sébastopol était beaucoup moins redoutée à cette époque en Russie qu’on ne le croyait généralement ; outre que l’honneur militaire était sauvé par l’héroïsme véritable de la résistance, on voyait dans cet événement la fin inévitable de la guerre et le commencement d’une politique nouvelle. Je ne veux pas dire que l’absolutisme tsarien n’eût encore de fortes racines et ne pût rallier ses partisans déconcertés ; mais pour le moment la paix et des réformes libérales semblaient les conditions instinctivement pressenties, désirées, d’un règne qui ne commençait en réalité qu’à dater du jour où la lutte cessait entre la Russie et l’Occident par le traité de Paris. Jusque-là on peut dire