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puits, où il l’introduisit, plié en deux, puis il le poussa,… et de celui-là on n’entendit plus parler.

Bref, en cette soirée de Noël, le grand bâtiment perché sur les collines du Surrey fut assiégé, et pris par une petite armée de fous qui en demeurèrent les maîtres absolus.


II

Le Bruce prit le commandement de la forteresse. Il fit tout d’abord clouer les portes et les fenêtres, et les servantes, qu’on avait trouvées dans les cuisines, à moitié mortes de peur autour de leur maîtresse évanouie, furent emmenées prisonnières dans la salle de bal. Les folles les y accueillirent fort poliment, et quelques-unes de ces dames, entrant de plain-pied dans la fiction du moment, se constituèrent en cour écossaise du moyen âge. Celles qui avaient tout simplement « l’esprit un peu faible » étaient trop effrayées pour accepter un rôle dans cette parade. Les imbéciles n’éprouvaient pas la moindre peur. Quelques-unes riaient aux éclats. « Qu’on serve le festin ! » s’écria le Bruce, et on s’empressa de mettre le couvert. Les élémens d’un souper étaient réunis déjà dans une des pièces attenantes au salon. « Qui connaît le chemin des caves ? — Moi ! moi ! — Partez donc, rapportez du vin à votre monarque, et nous boirons à notre victoire… Prenez place, mesdames !… La beauté, dans nos banquets, a droit de cité, comme le courage… »

On traîna dehors, sans autre cérémonie, les cadavres du docteur et des gardiens. Sa majesté le roi Bruce fit garder à vue les femmes attachées au service de l’établissement, et par son ordre elles donnèrent quelques soins aux blessés. Environ trente fous ou folles siégeaient au banquet royal. Si quelques-unes de ces dames négligèrent l’étiquette quand les bouteilles eurent plusieurs fois circulé, personne n’en sera surpris, et on leur trouvera aisément des excuses. Jamais, je crois, pareil symposium ne s’était vu depuis que le monde est monde.

Dans ce qui n’était auparavant qu’une foule, les individualités commencèrent à se faire jour. Il y eut d’autres rois que Robert Bruce, et on se mit en besogne d’alliances diplomatiques entre les divers souverains. Nous savons du reste comment se passent les choses dans toute maison de fous. Ainsi allaient-elles en cette soirée. Tous les convives n’étaient pas très versés dans les anciennes chroniques d’Ecosse, et le roi Bruce avait grand’peine à inculquer leurs noms historiques dans la tête de ses « chevaliers. » A mesure qu’il buvait, ses ordres devenaient trop péremptoires. Il y eut des protestations, car les autres buvaient aussi. La conversation s’échauffait à faire peur. Les femmes chantaient, riaient, et parfois poussaient des cris féroces.