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minutieuse, à la patience studieuse de certains peintres de genre, car ces méthodes chinoises ne sauraient convenir à sa nature remuante et ardente. Elle y met plus d’emportement et de vivacité ; elle ouvre brusquement la lanterne sourde du souvenir, et voilà tout un petit monde qui s’agite soudain sous ce rayon ; elle laisse échapper un flot de rêverie, et voilà que de cette vapeur lumineuse sort une figure poétique ; elle laisse couler une larme, et voilà que sur ce miroir microscopique, comme par un art magique, une physionomie invisible apparaît, une scène lointaine, un paysage. Telles sont ses méthodes pour saisir la réalité : il y en a de plus studieuses et de plus prudentes ; il n’y en a pas d’aussi sûres, d’aussi vraies, et qui aillent plus directement au but. Elle connaît d’instinct cette maxime qu’il faut toujours recommander aux artistes et aux poètes, trop enclins d’ordinaire à l’oublier : si vous voulez saisir la vie, cherchez-la avec des instrumens qui soient eux-mêmes vivans, avec des outils qui soient eux-mêmes animés, des outils enchantés qui parlent et qui sentent.

J’en ai dit assez pour donner au lecteur le ton et l’esprit du livre et lui faire comprendre la nature particulière du petit monde qui s’y agite. Je n’insisterai pas davantage. Vous lirez l’histoire de Lady Mary, peinture profonde et cruelle, qui dévoile un de ces secrets du cœur auxquels on n’ose croire lorsqu’on ne les a pas surpris soi-même, un de ces secrets qui font tomber les bras de découragement, et qui, sans nous irriter contre la nature humaine, l’humilient pour jamais à nos yeux dès qu’ils nous sont révélés. Vous lirez les rêveries qui précèdent l’anecdote de l’Homme assassiné, le récit de la visite de l’auteur au logis du petit Juif d’Allemagne, et les portraits de vieilles gens qu’elle a dessinés de mémoire sur les données des souvenirs d’enfance. De telles choses ne se racontent ni ne s’analysent, pas plus que ne se racontent un chant d’oiseau, un murmure de ruisseau, ou les nuances aussitôt disparues qu’aperçues d’une lumière qui change de seconde en seconde. Le charme des écrits de Mme de Gasparin consiste moins dans la pensée que dans le mouvement de la pensée. Sa rêverie n’est pas contemplative, elle est mobile et ardente, et c’est dans sa mobilité qu’il faut la saisir pour en bien comprendre la beauté. Elle a, ai-je dit autrefois, la vaillance de ces petits êtres ailés qui s’agitent infatigablement jusqu’aux dernières heures du soir, et tant qu’il reste un rayon de lumière ; mais une abeille posée sur une plante n’est plus le même être qu’une abeille bourdonnant au soleil ; un papillon posé sur une fleur, les ailes repliées, n’est plus le même être que le gracieux en Tant de l’air qui s’envole si légèrement vers l’azur. Il en est un peu ainsi de la rêverie de Mme de Gasparin. Vouloir la juger au repos, vouloir la faire comprendre par la citation ou l’analyse, ce serait se