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expérience chèrement acquise : elle n’a pas acheté par les échecs et les défaites d’une témérité punie le droit de rentrer dans son jardin, car elle n’en est jamais sortie. Cependant le démon de l’ambition littéraire a rôdé quelquefois autour d’elle, et je ne jurerais pas qu’irrité de tant de sagesse, il ne lui ait parfois chuchoté aux oreilles de perfides conseils. Elle n’est jamais sortie de son jardin, disons-nous ; mais une ou deux fois elle s’est surprise à regarder par-dessus les murs. Un instant elle a caressé le désir de joindre à son titre de romancier celui d’auteur dramatique, et en cela elle ne faisait que partager une ambition qui tourmente presque tous ses compatriotes. Les méridionaux sont très portés à croire qu’ils pourraient réussir au théâtre, et c’est généralement du côté de la scène qu’ils portent tous les efforts de leur ambition. On croirait au premier abord que cette ambition doit être couronnée de succès, car ils ont en apparence toutes les qualités qui font réussir au théâtre. Leur conversation, pleine de verve et d’esprit comique, leur personne plein d’entrain et de vivacité vous prédisposent favorablement à l’égard de leurs tentatives ; le rideau se lève, et bientôt il ne reste plus rien de vos illusions. Ce qu’ils ont de verve, d’entrain, d’esprit comique, de passion, semble absolument inhérent à leur être et ne pouvoir pas plus se communiquer que ne peut se communiquer la force ou la beauté. Ce don dramatique est une propriété de leurs personnes, ce n’est pas une faculté de leur esprit. C’est ainsi seulement que je puis m’expliquer leurs échecs dans le genre dramatique, qui, par un privilège particulier, semble être le domaine des populations plus froides et moins pétulantes du nord, les Champenois, les Parisiens, les Normands. Mme Reybaud a bien des qualités qui conviennent à l’auteur dramatique : elle possède la rapidité, la bonne humeur, la verve ; elle possède à un degré éminent le don de rendre visibles par l’action et le débit les plus secrètes nuances de sa pensée, le don de jouer, de représenter ses observations morales, de communiquer dramatiquement, pour ainsi dire, ses réflexions à son interlocuteur. Aurait-elle mieux réussi au théâtre que la plupart de ses compatriotes ? Cela est possible, mais douteux. Elle aurait pu réussir à la longue, après un apprentissage toujours pénible, lorsqu’il n’est pas fait dans la jeunesse, peut-être après plusieurs échecs ; c’eût été acheter trop cher un succès douteux. Elle-même semble l’avoir senti, car elle ne s’est pas fait prier pour condamner à l’oubli un Sébastien de Portugal que le comité du Théâtre-Français avait reçu à correction en 1845 ou 1846, et pour jeter au panier un essai de comédie moderne composé dans ces dernières années, et nous croyons qu’elle a sagement agi.