Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/995

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des tyrans comme des victimes; gloire à qui réussira et malheur aux vaincus !


« A qui vit sous le despotisme, dit-il, Tacite peut bien enseigner la manière de se gouverner librement; mais il n’enseigne pas moins bien aux tyrans les moyens de fonder la tyrannie.

« Pour se préserver d’un tyran brutal et cruel, il n’y a précepte ni remède qui vaille, si ce n’est celui qu’on donne contre la peste : fuir le plus vite et le plus loin possible.

« Rien de plus contraire à la réussite d’une conjuration que d’y vouloir trop de sécurité, et de prétendre presque à la certitude du succès. En effet, celui qui en agit de la sorte emploie nécessairement plus d’hommes, plus de temps et plus de moyens : autant d’occasions de se faire découvrir. Et voyez donc combien les conjurations sont choses dangereuses : ce qui fait la sécurité en d’autres affaires devient péril dans celles-ci! — Serait-ce que la fortune, qui a tant de force en pareilles occurrences, s’indigne contre celui qui veut limiter sa puissance?

« C’est folie de s’irriter contre ceux qui, par leur élévation, sont au-dessus de notre vengeance. Si vous vous sentez offensé par quelqu’un de ceux-là, il faut pâtir et dissimuler.

« Qui dit un peuple dit vraiment un animal fou, plein d’erreurs, de confusion, sans jugement, sans stabilité, sans intelligence.

« J’ai désiré voir trois choses avant ma mort; mais, quelque longue que ma vie doive être, je désespère d’en voir une seule : un état de république bien ordonnée dans notre cité, l’Italie délivrée des barbares, et le monde délivré de la tyrannie de ces prêtres scélérats ! »


Telles sont les maximes de Guichardin, et au travers de ses maximes nous pénétrons ses vœux, ses déceptions, sa fausse sagesse; elle a le tort, sinon d’avoir pour but constant l’intérêt, au moins de se tenir toujours d’accord avec lui et de le ménager sans cesse : mauvaise manière de faire croire à du dévouement. Évidemment Guichardin avait cru d’abord à la liberté; il n’en a pas moins servi tous les pouvoirs, ne se dévouant en entier à aucune fortune, ne sombrant aussi dans aucun naufrage. Jurisconsulte, ambassadeur, administrateur dans le gouvernement des Romagnes, lieutenant-général des armées pontificales contre Charles-Quint, il a participé à toutes les grandeurs de son siècle et il a méprisé tous ses maîtres. La dernière formule de cette vie a été le scepticisme et l’égoïsme. Les œuvres inédites publiées par M. Canestrini répandent une vive lumière sur les replis de cette âme, à laquelle, par des faiblesses communes, beaucoup d’âmes ressemblent. Pour mieux calculer ses fautes, il fallait mieux connaître ses grandes qualités, l’étendue de son intelligence, les ressources de son esprit, la libéralité de son éducation. Voilà ce que les Œuvres inédites nous mon-