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offre sous ce rapport des difficultés particulières, parce que l’écrivain y a déposé souvent, en des traits à peine achevés, ses impressions et ses remarques. Ce qu’on y perd en bonne ordonnance et en pureté d’expression, on le regagne à coup sûr en franchise et en variété, et ce n’est pas un médiocre avantage que de voir agir sans entraves et avec toute sa liberté une intelligence aussi vive et aussi déliée que celle de Guichardin. Si le récit des mêmes faits dans l’Histoire italienne offre un tableau sévère, d’une énergique concision, et que de justes proportions unissent heureusement à ce qui l’entoure, la première esquisse en était précieuse à connaître, comme ces dessins qui ont précédé les œuvres des maîtres, et dans lesquels on aime à saisir, avec quelques-uns des secrets de leur talent, la spontanéité des intentions et la richesse des aperçus que le travail émondera et coordonnera plus tard. Poursuivons la comparaison des deux ouvrages. Ne nous arrêtons plus à la surface, c’est-à-dire à la différence de l’exposition et du style. La manière de juger diffère aussi quelquefois : entre les deux histoires, il y a toute la distance du jeune homme à l’homme fait, du jeune homme imparfaitement brisé à la dure école de la vie pratique et des affaires, et accessible encore aux impressions morales, à l’homme endurci par une froide expérience, devenu insensible aux manifestations de la nature humaine, et curieux seulement des combinaisons et des résultats politiques. L’unité de caractère se montre à la vérité, et l’auteur paraît bien, dans l’une et l’autre occasion, panégyriste du succès et admirateur à peu près exclusif de l’habileté; mais enfin l’Histoire florentine nous le montre un peu déconcerté, par exemple, de l’héroïque vertu de Savonarole, et ce n’est pas certainement au même âge ni avec le même esprit qu’il a écrit les deux jugemens qu’on va lire sur le moine réformateur. Voici d’abord le morceau inédit, Guichardin n’a pas trente ans :


« Les commissaires du pape étant arrivés et ayant de nouveau examiné l’affaire, frère Jérôme et les deux autres furent condamnés au feu. Le vingt-troisième jour de mai, ils furent amenés sur la place des Seigneurs, dépouillés des habits de leur ordre, puis pendus et brûlés au milieu d’un concours de peuple plus grand encore que celui qui se rendait à leurs prédications. Et ce fut jugé une chose admirable que pas un d’eux, même le frère Jérôme, n’ait dit publiquement un seul mot ni pour s’accuser ni pour se défendre.

« Ainsi mourut d’une mort ignominieuse frère Jérôme Savonarole, duquel il ne sera point hors de propos de parler plus longuement ici, puisque ni dans notre temps, ni dans celui de nos pères et de nos aïeux, on ne vit jamais un religieux réunissant tant de vertus et obtenant tant d’autorité et de crédit. Ses adversaires mêmes convenaient qu’il était très docte en beaucoup de sciences, particulièrement dans la philosophie qu’il possédait et appelait à son aide en toutes ses propositions comme s’il l’avait faite, mais par-dessus tout