Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/903

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tures n’exprimaient qu’une impression humaine, et si pour l’exprimer elles laissaient de côté la multitude des détails et des indices par lesquels le moindre objet de la nature peut lui suggérer une infinité d’idées et de sentimens. Il n’est pas moins vrai que ses principes seraient mortels pour l’art, qu’ils conduiraient à des œuvres qui n’exprimeraient absolument plus rien. Personnellement il a beau apprécier et réclamer aussi les qualités d’imagination et de sentiment; en s’obstinant à soutenir que la valeur d’une œuvre est en raison directe du nombre et de l’importance des connaissances qu’elle nous transmet, il enseigne ce qui rend impossibles l’imagination et le sentiment, ce qui condamnerait les tableaux à ne plus avoir ni l’unité qui donne à une composition la puissance de nous émouvoir, ni la beauté de conformation qui lui permet seule de nous charmer, ni ce rapport avec nous-même qui fait qu’elle est vraie pour nous, propre à nous transmettre une idée. La peinture, telle qu’il tend à la rendre, ne produirait plus que des catalogues et des inventaires, des collections de matériaux pour servir à l’histoire de la nature. Au lieu d’un tableau, nous aurions une mosaïque de fragmens juxtaposés, un conflit d’intentions et d’aspects incompatibles, quelque chose qui n’existerait pas comme ensemble. Quand même le peintre-aurait énuméré tous les caractères poétiques et plastiques de la réalité, quand même son travail révélerait chez lui un œil et une âme d’artiste, l’image ne serait rien comme tableau; elle n’aurait aucune action directe sur le spectateur, aucun magnétisme; elle serait à un vrai tableau ce qu’est à une musique exécutée le cahier où elle est notée : cahier rempli de signes algébriques qui indiquent toutes les parties du concert, mais qui ne le font point entendre, qui laissent au lecteur la tâche de se procurer lui-même un orchestre pour les déchiffrer.

Quant à l’autre côté de la doctrine de M. Ruskin, je veux dire quant à ses efforts pour faire de l’art une expression du développement général de l’homme, ils ne s’attaquent pas moins à l’individualité de la peinture. Depuis bien longtemps déjà les peintres subissent fâcheusement cette tyrannie de la littérature dont je parlais plus haut. Sous prétexte de les élever en dignité, la plupart de leurs amis ne les encouragent guère qu’à mépriser et à renier leur dignité propre pour aspirer à une gloire étrangères à leurs fonctions. L’intérêt humain, l’intérêt pathétique, l’intérêt philosophique ou moral, tous ces intérêts sont précisément et purement ce que cherche dans un tableau la foule ignorante, ou bien la foule instruite qui n’a jamais éprouvé les émotions particulières que l’art est appelé à rendre, qui, faute de pouvoir apprécier les qualités spéciales des images, ne peut leur demander que les mérites d’un récit ou d’un roman. Je ne dis pas que ces mérites n’aient aucune