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pler en elles-mêmes comme des qualités qu’elle a déjà rencontrées ailleurs.

Malgré la brièveté de ce résumé, on y sent assez clairement une veine d’idées toute différente de celle à laquelle M. Ruskin nous a habitués. Volontairement ou involontairement il se préoccupe ici de la conformation que les images doivent avoir, non plus pour être en rapport avec la constitution des réalités du dehors, mais pour être propres à agir sur l’esprit du spectateur. Et j’ajouterai qu’en avançant en âge et en expérience, il a chaque jour accordé plus d’importance à ces qualités d’imagination. J’ai déjà fait allusion au changement qui me semblait s’être opéré dans ses opinions depuis le commencement de son ouvrage, c’est-à-dire depuis le temps où il s’en tenait volontiers à l’idée qui est vraiment la première notion que l’on se fait de la peinture, celle qu’a dû se former le premier homme qui s’est avisé de crayonner ce qu’il voyait, et qui naturellement ne pouvait avoir d’autre désir que celui de fixer dans une image ce qui l’avait frappé dans une réalité. Cette idée, sans vouloir rompre avec elle, sans le pouvoir peut-être, tant à force de réflexion il l’avait associée à ses sentimens les plus chers, il a étendu autant que possible la chaîne qui l’y rattachait. Sous le nom d’idéal grotesquee (car il aime à dénommer les choses par leurs côtés les plus détournés), il en est venu à admettre toutes ces inspirations plus ou moins capricieuses qui représentent les objets tels qu’ils se reflètent sur l’eau troublée de notre esprit ou se métamorphosent sous l’illumination bizarre de nos émotions, toutes ces créations qui retracent, non pas ce qui existe hors de nous, mais ce qui se dessine en nous quand nous jouons avec nos pensées, quand les vérités sublimes ou terribles de la vie nous apparaissent à travers une humeur insouciante qui ne peut en saisir tout le sérieux, ou quand un objet trop immense pour l’étendue de notre esprit n’y projette qu’une ombre écourtée et tourmentée. De plus en plus aussi l’étude du gothique lui a révélé le prix de cette vérité d’expression qui n’a rien de commun avec la vérité de définition. En sentant les qualités de ces sculptures qui se résignaient d’avance à n’être que des ébauches, des espèces de croquis, et qui de la sorte permettaient aux humbles artistes d’indiquer mille intentions qu’ils n’auraient pas eu le temps de développer ou qu’ils n’auraient pas été capables de rendre scientifiquement, en sentant aussi comment le gothique avait renoncé à la prétention de rendre ses œuvres irréprochables et comment c’était par là même qu’il s’était assuré la liberté d’inspiration, M. Ruskin a mieux reconnu que l’exécution devait être avant tout au service du sentiment, que le premier mérite d’un tableau ou d’une statue était de se saisir de l’imagination, et qu’en conséquence toute œuvre ne devait renfermer que juste ce qui était