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l’histoire de ce qu’elle appelait « son mariage manqué. » Pour toute réponse, elle tira de son sein cette vieille relique et la posa pieusement sur ses grosses lèvres. Entre les yeux diamantés d’Elsie et les yeux ronds et noirs de la vieille négresse, il s’échangea un regard qui équivalait à bien des discours.

L’automne tirait à sa fin, l’hiver allait venir, qui interdirait à Elsie ses courses favorites. La vieille Sophy ne s’étonna donc point de ce que trois jours de suite Elsie alla promener sur « la Montagne » ses rêves inquiets. Sans se bien expliquer le combat intérieur qui sévissait en elle, Sophy se disait : « Elle veut l’aimer ;… elle ne peut pas encore ;… mais elle l’aimera peut-être après tout. » Pourtant elle ne savait s’il fallait s’en réjouir ou pour Elsie elle-même, ou pour le « beau gentleman de l’école. » C’est ainsi qu’elle désignait Bernard Langdon. Qu’espérer de cet amour presque impossible ? Si même il l’épousait, qu’augurer de l’avenir ?

Le quatrième jour, Elsie tressa avec un soin minutieux son épaisse et brillante chevelure, parmi laquelle une flèche d’or fut fixée, et descendit au déjeuner dans une toilette qui faisait ressortir merveilleusement l’orageuse beauté dont le ciel l’avait douée. C’en était fait du paroxysme fatal, ou du moins la passion venait d’entrer dans une phase nouvelle. Son père, qui avait passé les trois jours précédens sous le coup des plus vives anxiétés, se sentit soulagé en la revoyant si parée, si évidemment ranimée par quelque nouvel espoir.

À l’heure accoutumée, elle partit pour l’Apollinean, où sa réapparition produisit une sensation marquée. Avec la perspicacité particulière aux jeunes misses, les compagnes d’Elsie devinèrent le sens caché de cette brillante toilette. Leur rivale aux yeux de diamant venait enlever de haute lutte le cœur et la main du beau professeur ; mais était-elle bien ce qu’il lui fallait ? Serait-il heureux avec elle ? Voilà ce que les plus âgées, autant dire les plus jalouses, se demandaient à l’oreille, tout en ayant l’air d’échanger leurs cahiers et leurs livres.

Elsie cependant n’offrait pas à leurs regards cette physionomie fière et perverse qui lui avait fait tant d’ennemies. Elle avait l’air calme, mais rêveur. D’une main distraite elle feuilletait ses livres, sans prêter grande attention à ce qui se passait autour d’elle. Ceci n’avait rien d’extraordinaire, attendu que, sous un prétexte ou sous un autre, on la laissait invariablement libre d’étudier à sa guise, ou même de ne pas étudier du tout.

Les cours s’achevèrent enfin. Les jeunes filles sortirent de la salle les unes après les autres. Elsie, restée la dernière, s’avança, un livre à la main, vers Bernard Langdon, comme si elle avait une question à lui poser, une difficulté à éclaircir.