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pression complète du bien et du mal que l’influence littéraire peut faire aux arts plastiques. Je trouve chez lui ce que les penseurs du dehors peuvent fournir de meilleur à la peinture et ce qui peut seul la défendre contre les routines d’atelier et l’idolâtrie des procédés, ces deux fâcheuses influences auxquelles les artistes sont exposés en restant comme enfermés dans leur caste. J’y trouve au plus haut point le sentiment des conditions morales que le peintre lui-même doit remplir pour pouvoir tirer profit de ses facultés ; mais en même temps j’aperçois aussi chez M. Ruskin l’erreur radicale qui a sans cesse condamné la raison abstraite à se tromper du tout au tout sur ce que doivent être les tableaux : j’y vois, dans tout le danger de ses conséquences, cette illusion littéraire qui consiste à méconnaître le domaine spécial de la peinture, et qui à mon sens menace de lui porter le dernier coup en achevant d’enlever au peintre la conscience de sa vocation.

Le grand ouvrage de M. Ruskin sur la peinture a le grave inconvénient d’avoir été commencé en 1843, alors que le gradué d’Oxford n’était pas encore âgé de vingt-quatre ans, et d’avoir été terminé seulement en 1860 : dans l’intervalle de ces dix-sept années, l’auteur a dû certainement élargir son horizon et mieux lire en lui-même. L’intention première de M. Ruskin avait été surtout de venger Turner des critiques qui l’avaient assailli, et de démontrer à l’Angleterre qu’elle possédait en lui un peintre de génie, un maître destiné à marquer à côté des Giotto, des Michel-Ange et des Titien, comme le créateur d’une ère nouvelle. À cette époque aussi, le paysage absorbait presque exclusivement l’attention du jeune écrivain ; c’était l’amour de la nature qui l’avait mené à l’amour des œuvres d’art où la nature est représentée, et dans une large mesure il se contentait d’appliquer à toute la peinture des goûts et des idées qui n’avaient été éveillés en lui que par une des branches les plus restreintes de cet art. Plus tard, entre son premier et son second volume, un assez long séjour en Italie, où il avait déjà fait pourtant plusieurs voyages, l’étude des maîtres primitifs et l’influence des arts gothiques apportèrent à ses idées d’importantes modifications. L’ouvrage, qui d’abord avait été entrepris pour répondre à un article de revue, fut continué par intervalles, et comme M. Ruskin a toujours maintenu la lettre de ses premières décisions, tout en modifiant plus ou moins le sens, comme il y est toujours revenu tout en posant de nouveaux principes, ses cinq volumes ressemblent un peu à une zone de terrain qui renferme dans son sein des fossiles de différens âges, des êtres appartenant à des créations successives séparées l’une de l’autre par des cataclysmes. Des opinions qui n’ont pu résulter que d’une expérience incomplète, des idées qui à mon gré représentent seulement