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grand émoi, on vint chercher le docteur. La vieille Sophy avait pris son maître à part et lui avait dit à l’oreille quelques mots qui l’avaient fait pâlir. Le docteur, sur quelques indications fournies par Dudley Venner, administra certains remèdes qui sauvèrent la malade ; à peine remise, elle quitta la mansion-house, généreusement pourvue d’une pension viagère. À cette occasion, les pièces de l’habitation qui servaient le plus à Elsie furent examinées et fouillées avec un soin tout particulier. On n’y trouva rien de ce qu’on cherchait, rien de ce qui avait pu occasionner l’indisposition subite de la governess ; mais, à partir de ce moment, Dudley Venner n’eut plus un jour de tranquillité complète. Il avait consulté le docteur sur la question de savoir s’il fallait enfermer Elsie. — Elle en mourrait, lui répondit mon digne confrère, et d’ailleurs vous n’avez que des présomptions, aucune preuve positive. — Et lui donner des surveillans, la garder à vue ? — Elle serait folle en moins d’un mois. Le malheureux père entra dans mille détails expliquant les possibilités, les probabilités, ses craintes, ses espérances. Quand il eut fini, le docteur, qui le regardait par-dessus ses lunettes, lui demanda simplement : — Est-ce là tout ? Sur quoi Dudley Venner baissa les yeux sans ajouter un seul mot.

C’est qu’en effet ce n’était pas tout : il gardait au fond de l’âme une conviction qu’il ne pouvait se résoudre à étaler au grand jour. N’avoir qu’une fille, et l’avoir à ce prix ! Était-ce possible ? La Providence pouvait-elle se montrer si cruelle ? Non, non, mille fois non. Ce n’était là qu’une maladie passagère. Elsie guérirait en se formant. Ses yeux perdraient leur insupportable éclat, ses joues le froid glacé de leur épiderme. Et cette marque, cette marque à peine perceptible, dont la vue avait fait s’évanouir sa pauvre mère, cette marque s’effacerait à la longue… N’était-elle pas déjà moins nette, moins accusée ?…

Près de trois ans s’étaient écoulés depuis lors : grande question pour Dudley Venner, qui, dans son besoin d’espérer, s’était fait une théorie basée sur cet axiome physiologique, d’après lequel, tous les sept ans, le corps d’une créature humaine est absolument renouvelé dans toutes les molécules qui le constituaient primitivement. Cette métamorphose graduelle, mais complète, telle était la planche de salut à laquelle se cramponnait encore, dans le naufrage de ses espérances, l’infortuné père d’Elsie. Après trois lustres accomplis, — trois septennalités, comme il disait, — s’il la faisait vivre jusque-là, — sa fille serait affranchie, délivrée, rendue aux instincts de son sexe. La question réduite à ces termes, il attendait.

On concevra aisément que, préoccupé de ces idées, en face d’une question de vie ou de mort, Dudley Venner n’accordait pas beaucoup d’importance à la présence de son neveu, à l’intimité dans laquelle