Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/702

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tion s’aggrave chaque jour, et les unes tombent dans l’indifférence complète pendant que les autres tournent à la petite église. Vous aviez la poésie proprement dite, exprimée par quelques-uns, goûtée par presque tous : vous avez à présent d’une part la société tout entière envahie par les vulgarités de la vie positive ou les dissolvans de l’analyse, de l’autre quelques individualités qui forment à peine un petit groupe et qui ôtent à la poésie le plus beau de ses privilèges, celui de donner une voix à l’âme même de l’humanité. Si l’on jette un regard en arrière sur le chemin parcouru, on verra que l’espace est vaste et la chute profonde. Si nous voulions résumer notre pensée dans une de ces classifications qui ont toujours quelque chose d’incomplet, nous marquerions ainsi la dégradation; nous dirions que la poésie dans son acception primitive et suprême, la poésie homérique par exemple, a été universelle, et c’est à peine si l’on distingue alors le poète de son auditoire. La poésie de Virgile, de Racine et de Lamartine est générale ou collective; elle exprime avec un charme irrésistible le sentiment d’une génération, d’une société, d’une époque. La poésie d’aujourd’hui, à quelques exceptions près, est essentiellement individuelle et partielle.

Nous avons écrit le mot d’analyse, et c’est à l’analyse en effet que nous attribuons en grande partie cet affaiblissement du sentiment poétique dans l’esprit et le monde modernes. Parmi les ouvrages et les poètes célèbres qui ont passionné la première moitié de ce siècle, il en est peu dont on ne dise qu’ils ont vieilli : René a vieilli, Corinne a vieilli; lord Byron, Schiller, Walter Scott, Chateaubriand ont vieilli, et, si l’on osait, on distribuerait encore bien plus près de nous ce brevet de vieillesse. La formule est commode, elle est usuelle, et l’on dirait que nous aimons à nous consoler de la médiocrité de nos figures en reconnaissant l’empreinte des doigts du temps sur les portraits de ces glorieux devanciers. Eh bien! nous nous trompons, c’est nous qui avons vieilli et non pas l’œuvre des poètes. Par ce langage de désenchantement superbe ou morose, nous imitons ces vieillards qui disent que l’amour a vieilli, que la beauté a vieilli, parce que l’amour leur échappe, parce que la beauté n’éveille plus en eux que d’impuissans regrets. Contemplez en souvenir ce champ poétique, si vaste et si riche, tel qu’il s’offrit à ces moissonneurs de la première heure, et comparez ce qu’il était alors à ce qu’il est aujourd’hui. Comptez un à un les sentimens dont ils s’inspirèrent. Qu’en avons-nous fait? Le génie ou plutôt la poésie du christianisme trouva en Chateaubriand un éloquent interprète. A présent cette poésie n’existe plus; les indifférens la dédaignent, les croyans s’en méfient. L’analyse, en lui appliquant ses dissolvans, a prouvé qu’elle n’était pas assez pour la foi, qu’elle était trop pour le