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plus rapace, plus acharné à sa proie, que le ventre des moines? » C’est à des hommes du moins que parlait saint Bernard quand il traçait des tableaux de ce genre, et la satire était justifiée chez lui par les nécessités de l’enseignement moral. Le panégyrique de saint Paul, qui fait partie de ces curieux sermons, ne doit pas être lu sans doute à côté de celui de Bossuet; on y trouve cependant des accens assez fiers, la grandeur du sujet a manifestement élevé le ton de l’orateur. Si l’évêque de Meaux appelle saint Paul « le principal coopérateur de la grâce de Jésus-Christ dans l’établissement de l’église, » Abélard exprime la même pensée par ces mots énergiques : « La conversion de saint Paul a été la conversion du monde. » Signalons aussi les sermons sur la Pentecôte, dont la fête était célébrée au Paraclet avec une piété particulière. Il y a jusqu’à cinq sermons consacrés au Saint-Esprit; on y sent un enthousiasme philosophique autant que religieux, et si l’âme du dialecticien a fait éclater quelque part un désir d’édification sincère, c’est peut-être dans ces pages qu’il faut en chercher la trace.

« O ma sœur Héloïse, chère autrefois dans le siècle, très chère maintenant en Jésus-Christ, la logique m’a rendu odieux au monde ! » Ainsi parle Abélard dans la lettre qui termine le premier volume des œuvres complètes ; le second volume contient tous les écrits qui ont attiré sur la tête du logicien de si violens orages. Après l’Introduction à la Théologie, voici les ouvrages condamnés par le concile de Sens. Le premier est le Commentaire sur l’Epitre aux Romains, où l’audacieux interprète des mystères, voulant expliquer le dogme de l’incarnation, le dénature et le détruit. « Quoi ! s’écrie-t-il, la mort du Christ serait un moyen de satisfaire la justice de Dieu et de le réconcilier avec le genre humain ! Cette mort au contraire, aggravant les crimes de l’homme, ne devait-elle pas accroître la colère divine? Si la désobéissance d’Adam a été un péché si funeste que la mort seule du Christ ait pu l’expier, quelle expiation faudra-t-il pour racheter l’homicide du Christ? » Voilà une objection bien hardie pour un théologien du temps de saint Bernard. Prenez garde, Abélard ne parle pas ici en son nom : il pose une objection et prétend la réfuter; mais l’attaque est si vive et la réponse si faible, que l’intention du philosophe devait être plus que suspecte à ses contemporains. Le livre Scito te ipsum contient des opinions qui devaient scandaliser plus gravement encore les hommes du XIIe siècle. — C’est l’intention seule, dit Abélard, qui fait le mérite ou le démérite d’un acte. Si les hommes qui ont crucifié Jésus et persécuté les martyrs obéissaient à leur conscience, ils n’étaient pas coupables. — Étranges subtilités de ce dialecticien, qui, menacé lui-même par l’intolérance très convaincue de son époque, prépare des excuses à tous les intolérans, fournit des armes à tous les fanatiques! Grâce à M. Cousin,