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voisins compatissans m’entraînèrent, et je ne sais plus rien de ces heures exécrables. À ces instans où mon âme sombrait dans un vertige sans fond, je vis apparaître en moi celui qui m’avait habité si longtemps. « fantôme, lui criai-je, que me veux-tu ? Pourquoi ne m’as-tu pas tué jadis aux jours de ma jeunesse ? Si j’étais resté sur la prairie qui fut teinte de ton sang, je n’aurais pas connu le bonheur qui vient de m’être arraché, et dont la disparition fait ma vie misérable à jamais. » Les personnes qui étaient près de moi me crurent fou. « La douleur lui trouble l’esprit ! » disaient-elles, et elles s’empressaient à me soigner, baignant mes tempes, me faisant respirer du vinaigre, et débitant devant moi ces phrases de convention dont la banalité exaspère la douleur au lieu de la calmer.

Vint l’enterrement ; je suivis le cercueil malgré toutes les observations que l’on put me faire. On me disait : « Ce n’est point l’usage ; ce n’est pas convenable, ce n’est pas ainsi qu’agissent les gens bien élevés. » Eh ! que me faisait cela ? Est-ce que j’appartiens à telle ou telle catégorie de la société ? Je ne suis qu’un homme, et rien de plus. En dépit des efforts conjurés contre moi, j’allai où mon cœur m’entraînait. Tête nue, dévasté, secoué par ma douleur comme un arbre est secoué par l’orage, je marchais derrière la voiture qui emportait tout ce que j’avais aimé ; des amis me soutenaient ; je me tournais vers eux en gémissant et en cherchant dans leurs regards quelque commisération pour mon infortune, car il me semblait, tant mon malheur était grand, que chacun devait s’apitoyer sur moi. A l’église, j’assistai à cette cérémonie théâtrale et farouche où des versets terribles semblent s’interpeller et se répondre avec des paroles de menace et de colère. Les psalmodies, accompagnées du murmure profond des orgues, montaient sous les voûtes et retombaient sur moi ainsi qu’un ouragan de désolation. Tout à coup, à l’un de ces instans où les chantres disent en chœur : Requiescat in pace ! je me sentis illuminé par une clarté intérieure qui m’envahit tout entier, et en moi, dans mon cœur gonflé, dans ma poitrine brisée par les sanglots, je vis surgir, semblable à un ange rayonnant, Célestrie, ma Célestrie, cette chère compagne dont je pleurais la mort et dont j’escortais la dépouille. « Me voici, me dit-elle avec un sourire que sa pâleur rendait plus charmant encore, me voici avec toi, à toi, et pour toujours ! » Je me levai en poussant un cri : « Elle vit ! elle vit ! elle n’est point morte ! » Tout le monde courut vers moi, le prêtre même quitta l’autel, on s’empressait autour de la bière, qu’on avait déjà débarrassée de ses noires tentures, et qu’on voulait briser. « Où donc ? me disait-on. L’avez-vous entendue remuer ? — Je l’ai vue ! je l’ai vue ! répondais-je en levant vers le ciel des yeux pleins d’extase et de reconnaissance. — Mais où donc ?