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l’expérience n’a que trop prouvé que d’autres influences peuvent agir sur la décision et détourner au profit d’intérêts privilégiés les ressources fournies par la généralité des contribuables. C’est ainsi que les trois quarts des travaux publics ont fini par se concentrer dans une moitié du territoire, et ce ne sont pas toujours les plus utiles qui ont passé les premiers. Avec le régime des assemblées provinciales, cette inégalité n’existerait pas ; les régions les mieux partagées n’auraient probablement pas moins de travaux publics, et les autres en auraient davantage, comme il arrive en Angleterre, où l’état n’intervient pas. Commencé beaucoup plus tôt, poursuivi partout sans interruption, l’ensemble de nos travaux publics serait aujourd’hui plus avancé. On voit déjà, dès la création des assemblées provinciales, une féconde émulation se manifester entre les provinces. En Berri, le duc de Béthune-Charost, de la maison de Sully, avait fait un travail considérable pour démontrer la possibilité d’un canal de l’Allier au Cher et pour développer les moyens d’exécution avec un modique secours de la part du gouvernement. Dans la Haute-Guienne, un emprunt de 1,500,000 francs pour l’amélioration des routes fut voté par l’assemblée provinciale et rempli en huit jours sans sortir de la province.

Les procès-verbaux de ces deux premières assemblées avaient été rendus publics sous l’administration de Necker ; dès qu’il eut quitté le ministère, cette publicité fut supprimée. Ami de la lumière en toute chose, comme il l’avait prouvé par la publication du compte-rendu, Necker s’éleva avec beaucoup de force contre cette mesure. « La publicité, dit-il, assurait aux administrations provinciales cette confiance si nécessaire à ceux qui ont besoin, pour faire le bien, de contrarier les habitudes ; elle leur procurait ce tribut d’opinion si propre à encourager ceux qui se livrent à des travaux pénibles sans intérêt et sans ambition. L’approbation du roi doit leur suffire, disent les ministres ; mais le roi serait mal servi par ceux qui ne compteraient pour rien l’opinion publique. Ces considérations seront présentées peut-être comme l’effet d’un système particulier ; ce système, si c’en est un, je ne le désavouerai point, et je crois que le relâchement d’un grand nombre d’administrations est dû à l’obscurité dont elles s’enveloppent. Tout se fût ranimé, si elles avaient eu à comparaître devant le tribunal de l’opinion ; les regards publics sont les seuls qui puissent suffire à l’immensité des observations dont toutes les parties de l’administration sont susceptibles. Sans doute ces regards importunent ceux qui gèrent les affaires avec nonchalance, mais ceux qu’un autre esprit anime voudraient multiplier de toutes parts la lumière. » Voilà de belles paroles pour une époque où tout n’était encore, dans les affaires publiques, qu’arbitraire et obscurité.