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d’un système historique. Horace en effet résume véritablement une période, c’est-à-dire les institutions, les mœurs, les nuances, tous les élémens qui font qu’un peuple vit d’une certaine vie à une certaine époque ; mais aussi comme Corneille suit exactement ici le récit de Tite-Live ! comme il s’inspire étroitement de l’esprit et de l’amour patriotique qui animent l’historien romain ! Dès qu’il l’abandonne pour obéir aux règles d’Aristote, il retombe aussitôt dans le milieu de la tragédie, qui ne se soutient plus que par la déclamation, et que la déclamation rend incompatible avec la stricte vérité historique, tout en se prêtant elle-même aux plus élastiques interprétations. Quant aux personnages, ce sont d’ordinaire et forcément des êtres abstraits ; mais, loin que cette remarque soit un appui pour le système proposé, elle le combat directement. On ne comprend point en effet que le tableau vrai d’une époque puisse se retracer, si l’on en retranche les élémens qui précisément constituent cette vérité. Si les personnages ne sont que des abstractions, tout ce qui les entoure se généralise et perd également son caractère précis. Au lieu de se laisser guider par la réalité des faits, de montrer les personnages aux prises avec la succession régulière des événemens, l’écrivain plie ces événemens et ces personnages aux exigences plus impérieuses et à ses yeux plus sacrées de l’art, aux besoins de l’émotion qu’il veut produire. Il suffit de lire les examens de Corneille lui-même pour s’assurer que ce qui le préoccupe, c’est la question d’art, la vraisemblance, beaucoup plus que la question de vérité historique. Il semble que M. Desjardins veuille ici renouveler au profit de sa thèse la prétention scolastique des réalistes contre les nominaux. À toute force, il prétend donner une réalité particulière à ces idées générales, à ces abstractions, à ces universaux historiques en quelque sorte qu’il est permis à tout le monde de trouver dans Corneille, mais auxquels on ne saurait donner une existence pratique, car, selon la juste parole de Boèce, « tout ce qui existe réellement n’existe qu’en tant qu’individuel. » Au reste Corneille lui-même fait-il autre chose qu’affirmer purement et simplement une pensée générale ? Jamais il ne vise au compte-rendu exact d’une situation limitée. « Mon principal but, dit-il dans l’examen de Nicomède, c’est de peindre la politique des Romains au dehors, et comme ils agissaient impérieusement avec leurs alliés, leurs maximes pour les empêcher de s’accroître, etc. » On le voit : ce que Corneille veut exprimer, c’est la forme générale de la politique romaine, politique qui précisément a très peu varié pendant plus de huit siècles, et qui se résume dans ce beau vers de Virgile :

Tu regere imperio populos, Romane, memento !


On s’explique ainsi que Corneille ait toujours fait parler à ses Romains le même langage.

L’examen de Cinna porte pour sous-titre : La fondation de l’empire, l’ordre établi. Ici se fait jour la véritable pensée du système : déjà dans Sertorius, paraît-il, Corneille avait prédit la nécessité de l’empire ; l’empire se fait, et cet empire, c’est moins un résultat social que l’œuvre et la personnification d’un homme, Auguste. À s’en tenir à la tragédie de Corneille, au seul but qu’il poursuit, aux limites anecdotiques dont il se contente, mais qu’il embellit des magnifiques détails que l’on connaît, Auguste est un caractère