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vrai en matière de critique littéraire qu’en morale transcendante. Je ne puis qu’engager les inconnus, les jeunes écrivains trop impatiens, à se consoler par quelques minutes de méditation sur cette grande loi de solidarité, qui veut que nous portions le poids des erreurs, des scandales, et de la gloire d’autrui. Un peu de philosophie ne nuit jamais, et quelquefois même il arrive qu’elle fait quelque bien.

Voilà les raisons pour lesquelles je me suis empressé de lire le nouveau roman de M. Ernest Feydeau, au détriment de tant d’autres livres que je m’étais promis d’examiner. Que me reste-t-il de cette lecture ? La satisfaction d’une curiosité un peu banale et un assez grand désappointement.

Le lecteur connaît-notre opinion sur les œuvres précédentes de l’auteur ; nous les avons jugées avec une sévérité qui a paru excessive à beaucoup, et que nous ne croyons que juste ; mais si quelque considération pouvait nous faire modifier nos jugemens antérieurs, ce serait la lecture de Sylvie. Comparés à son dernier livre, ses premiers romans sont des chefs-d’œuvre de délicatesse et de poésie. Nous avons reconnu et signalé dans Daniel quelques notes de passion violente à la Verdi, qui ne manquaient pas de frénésie poétique. Il y a çà et là dans ses livres, et surtout dans Fanny, — le meilleur de tous, — quelques observations fortes et vraies ; mais que dire de Sylvie ? Vous y chercherez en vain ces notes de passion brutale de Daniel et de Catherine d’Overmeire qui éclataient parfois au visage du lecteur comme des obus, cette véhémence et ce mouvement fiévreux qui sont le caractère le plus sérieux et en même temps l’attrait de ses romans. M. Feydeau a essayé d’une nouvelle gamme, la gamme du rire et du comique. Il fera bien d’y renoncer et de revenir au plus vite à l’emportement, à la misanthropie et à la colère, qui lui réussissent beaucoup mieux. La verve amère qui distinguait ses premiers romans choquait souvent, l’auteur et le lecteur finissaient par s’enflammer de compagnie, et l’irritation du second croissait en raison de l’emportement mal fondé du premier. C’est un succès pour un auteur que d’obtenir la colère de son lecteur, un succès que M. Feydeau n’a pas apprécié toujours peut-être à sa juste valeur. Mieux vaut en tout cas la colère que l’indifférence. Or c’est l’indifférence que produit la gaieté de M. Feydeau. Son rire n’est pas communicatif et contagieux comme sa colère et sa misanthropie ; sa plaisanterie manque de mordant, d’imprévu et de vivacité, et il est seul à s’amuser des bons mots qu’il invente et des facéties qu’il imagine. M. Feydeau à la main trop forte pour agiter la marotte du vaudeville, il sait mieux donner le coup de poignard que le coup d’épingle ; aussi nous ne pouvons que lui recommander le conseil du fabuliste, que nous sommes tous trop portés à oublier, et que beaucoup feraient bien de faire graver au-dessus de leur cabinet de travail, pour s’exhorter à la persévérance dans les qualités qu’ils ont éprouvées, et à un usage discret des qualités dont ils n’ont pas fait l’essai :

Ne forçons pas notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce.


Cependant nous ne faisons aucune difficulté de reconnaître que dans son dernier roman M. Feydeau a montré un talent que nous ne lui connaissions pas. : il s’est révélé comme peintre d’animaux. Le héros de son dernier livre