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et de dévouement. Quelquefois les plus vives acclamations éclataient spontanément à son passage. Plus souvent, comme dans la circonstance que je rappelle, pour être isolées et silencieuses, les démonstrations n’en étaient que plus imposantes. Je vis le duc y répondre par le geste qui lui était familier, en touchant du doigt le bord de son chapeau, et lord Aberdeen avec ce gracieux sourire qui donnait à sa physionomie un charme dont la nature n’avait pas été très prodigue pour ses traits. Le sourire qui éclairait ainsi une figure d’une austérité peu commune me frappa dès ce premier jour. Durant les cinq années suivantes, je me trouvai souvent auprès de lord Aberdeen dans les salons ou dans les réunions publiques de Londres, et toujours ce qu’il y avait de grave jusqu’à la sévérité dans son premier aspect, de bienveillant jusqu’à la tendresse dans son regard, m’attirait vers lui. Toutefois la timidité de mon âge me retenait. Il passait d’ailleurs pour être médiocrement disposé en faveur du gouvernement que j’avais l’honneur de servir, et je ne fis en définitive sa connaissance personnelle que le jour même où je lui fus présenté par M. le comte de Saint-Aulaire, en qualité de chargé d’affaires de France, au mois de juin 1842.

À cette époque, les relations des deux pays, sans être sérieusement compromises, étaient dans une situation précaire et mal définie. Les graves complications de 1840 avaient profondément séparé la France des principales cours de l’Europe, et surtout de son alliée de la veille. Depuis lors, un changement de ministère avait eu lieu, d’abord à Paris, puis à Londres. Les hommes nouvellement arrivés au pouvoir étaient de part et d’autre demeurés étrangers aux actes et aux passions qui avaient déterminé et aggravé la crise. Pour la plupart même, il les avaient désapprouvés. Cependant, sans tenir grand compte de ce fait essentiel, l’opinion publique se refusait à désarmer. En France surtout, un vague, mais profond ressentiment demeurait au fond des cœurs. Dans les chambres comme au dehors, il se portait sur chaque incident du jour, sur chaque affaire qui mettait en présence les deux gouvernemens ou leurs agens les plus éloignés. L’opposition exploitait, la presse envenimait jusqu’aux questions les plus insignifiantes ; « Votre ambassade, m’écrivait le chef de la direction politique des affaires étrangères, commence une nouvelle ère. Jusqu’ici, elle a fait plus de politique générale qu’autre chose ; les affaires spéciales vont désormais en tenir la place et se multiplier de nous à l’Angleterre. En France, on y regardera de plus près : c’est une suite nécessaire du réveil des susceptibilités. Il faut savoir accepter cette situation et s’appliquer seulement à la gouverner de manière à ce que la paix et la bonne harmonie des deux pays n’en souffrent aucune atteinte. » Plus calme alors, l’Angleterre cédait