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aux prises avec la plus fière liberté. Je pense souvent à la réponse du représentant de la Grande-Bretagne à Napoléon lors de la rupture de la courte trêve d’Amiens. Le premier consul s’était livré à un de ces accès de colère vraie ou simulée qui lui étaient familiers : « Je vous attaquerai, dit-il à lord Whitworth. — Cela dépend de vous. — Je vous anéantirai. — Cela dépend de nous. » Noble réplique et digne mot d’ordre d’un grand peuple !

Toutefois, en comptant sur elle-même, la nation anglaise ne comptait pas sur elle seule. — Souvent la fortune devait lui sembler inconstante, souvent la défaite ou la séduction devait momentanément séparer d’elle ses divers auxiliaires continentaux ; mais, bien que tranchés plus d’une fois par la glorieuse épée de la France, ces liens se renouaient sans cesse, jusqu’au moment où les folies suprêmes du maître de l’Europe rapprochèrent l’heure de l’inévitable catastrophe. Restaient encore, même à cette heure, avec le prestige de sa miraculeuse fortune, les souvenirs des éclatantes vengeances qu’il avait plus d’une fois tirées d’un allié chancelant. Pour l’Autriche notamment, qu’il s’agissait d’enlever aux liens imposés par tant de défaites, ces souvenirs devaient n’avoir rien perdu de leur force. En 1813, sa coopération semblait devoir être décisive. Pour se l’assurer, pour faire valoir tous les moyens de séduction, toute la terreur des représailles, Napoléon avait envoyé à Vienne M. de Narbonne. Pour lutter contre une telle influence personnelle et tant de circonstances défavorables, ce fut lord Aberdeen qui, à l’âge de vingt-neuf ans, fut désigné par le gouvernement anglais. C’était la mission la plus délicate, la plus importante du moment. Il devait s’en acquitter avec honneur comme avec succès. On vit alors le beau-père de Napoléon passer successivement de la neutralité à la médiation, de la médiation à l’hostilité, et d’une hostilité mesurée d’abord aux partis les plus extrêmes.

Ce n’était point d’ailleurs dans la seule et paisible région des cours qu’avaient à s’exercer les talens du jeune ambassadeur. Dans les états-majors, dans les conseils de guerre, dans les conférences des souverains, coalisés sans être unis, partout sa présence était réclamée. Elle le fut même sur les champs de bataille. Il eut à parcourir entre autres celui de Leipzig, et ce fut là qu’à l’aspect de tant de carnage il éprouva cette horreur profonde pour la guerre qui ne devait jamais l’abandonner. C’est ainsi encore qu’il vit mourir Moreau au quartier-général des alliés, et qu’il put étudier de près tous les ressorts, toutes les intrigues qui s’agitaient dans le sein de la vaste conjuration européenne. De cette époque datent pour lord Aberdeen tant d’importantes relations que la mort seule devait interrompre.

On conçoit qu’après un pareil apprentissage il se soit trouvé à