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Comme ces grands rénovateurs de l’esprit humain, Roger Bacon est plein d’enthousiasme pour la belle et noble antiquité. C’est au point qu’il va, lui chrétien sincère et moine de vocation et de mœurs, jusqu’à placer les moralistes de la Grèce au-dessus des docteurs de l’école. « Il est étrange que nous, chrétiens, nous soyons sans comparaison inférieurs dans la morale aux philosophes anciens. Qu’on lise les dix livres de l’Ethique d’Aristote, les traités innombrables de Sénèque, de Cicéron et de tant d’autres, et nous verrons que nous sommes dans l’abîme des vices, et que la grâce de Dieu peut seule nous sauver. Le zèle de la chasteté, de la douceur, de la paix, de la constance et de toutes les vertus fut grand chez les philosophes, et il n’y a pas un homme assez absurdement entiché de ses vices qui n’y renonçât sur-le-champ, s’il lisait leurs ouvrages, tant sont éloquens leurs éloges de la vertu et leurs invectives contre le vice ! Le pire de tous les vices, c’est la colère, qui détruit tous les hommes et l’univers entier ; eh bien ! l’homme le plus emporté, s’il lisait avec soin les trois livres de Sénèque, rougirait de s’irriter[1]. » Roger Bacon a pour Sénèque un goût particulier. Il ne peut le louer assez d’avoir recommandé de faire chaque soir son examen de conscience. Voilà, dit-il, un admirable argument pour la morale ! Un païen, sans les lumières de la grâce et de la foi, est arrivé là, conduit par la seule force de sa raison[2].

Mais si l’étude des anciens faite avec indépendance et éclairée par l’érudition et la critique est une étude féconde, il en est une bien plus féconde encore et bien plus nécessaire : c’est l’étude sans laquelle toutes les autres sont vaines, l’étude de la nature, la contemplation directe des œuvres de Dieu. Nous touchons ici au vice mortel de la philosophie des écoles. Elle se consume en vaines disputes ; elle s’aiguise, se raffine et se confond en subtilités ; elle ignore la vie. Il n’y a qu’un remède à ce mal, c’est de constituer les sciences expérimentales. Ici Roger Bacon trace des pages mémorables, qui, à quatre siècles d’intervalle, annoncent tour à tour le Novum Organum et le Discours de la Méthode. Voici d’abord quelques pensées détachées, qui tiendraient fort bien leur place parmi les meilleurs aphorismes de lord Verulam.

« J’appelle science expérimentale celle qui néglige les argumentations, car les plus forts argumens ne prouvent rien, tant que les conclusions ne sont pas vérifiées par l’expérience. »

« La science expérimentale ne reçoit pas la vérité des mains de sciences supérieures ; c’est elle qui est la maîtresse, et les autres sciences sont ses servantes. »

  1. Opus tertium, cap. XIV.
  2. Ibid., cap. LXXV, manuscrit de Douai, fol. 82.