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Roger Bacon n’épargne personne. On a cru voir dans ses attaques contre Albert le Grand et saint Thomas la trace de la rivalité naissante des moines de Saint-François et des enfans de Saint-Dominique. Il n’en est rien. Roger Bacon n’est pas moins âpre contre Alexandre de Hales, l’oracle des franciscains, que contre le dominicain Albert le Grand. « Je ne fais exception pour aucun ordre, dit-il en propres termes, nullum ordinem excludo[1]. » Il est sans ménagement pour la subtilité, la sécheresse, la diffusion des théologiens, pour leurs pesantes et interminables sommes. Suivant lui, ce qu’il y a d’utile dans Albert le Grand pourrait être résumé dans un traité qui ne serait pas la vingtième partie de ses écrits. Et ailleurs, sur un ton encore plus vif : « On vante beaucoup, dit-il, la somme du frère Alexandre de Hales ; la vérité est qu’un cheval en aurait sa charge, mais cette somme tant vantée n’est pas de lui. » Qu’est-ce que saint Thomas ? Vir erroneus et famosus, c’est ainsi que l’irrévérent franciscain désigne l’ange de l’école. Impitoyable pour les théologiens chrétiens, il n’épargne pas beaucoup plus les Arabes : Avicenne est plein d’erreurs, Averroès a emprunté à d’autres tout ce qu’il a de bon et de vrai ; il n’a tiré de son propre fonds que ses erreurs et ses chimères. « Et l’on ose prétendre, s’écrie Roger Bacon, qu’il n’y a plus rien à faire en philosophie, qu’elle a été achevée dans ces temps-ci, tout récemment, à Paris ! » Quelle illusion ! La science est fille du temps ; elle n’est pas faite d’ailleurs pour devenir facile et vulgaire. « Ce qui est approuvé du vulgaire, dit durement Roger Bacon, est nécessairement faux[2]. » Aussi ne se dissimule-t-il pas qu’il est dans la destinée des hommes de génie d’être méprisés par la foule et persécutés. Qu’importe ? il faut rendre à la foule mépris pour mépris. « La foule a été dédaignée de tout temps par les grands hommes qu’elle a méconnus ; elle n’assista pas avec le Christ à la transfiguration, et trois disciples seulement furent choisis. Ce fut après avoir suivi pendant deux ans les prédications de Jésus que la foule l’abandonna et s’écria : Crucifiez-le[3] ! » Mais une telle perspective n’a rien qui fasse fléchir le courage de Roger Bacon. « Ceux qui ont voulu introduire quelque réforme dans la science ont toujours été en butte aux contradictions et arrêtés par les obstacles. Et cependant la vérité triomphait, et elle triomphera jusqu’au temps de l’antéchrist[4]. »

On s’explique sans peine qu’un esprit et un caractère de cette trempe n’étaient pas à leur place dans un couvent. Les moines ne comprenaient rien à ce frère étrange, qui passait sa vie dans sa tour

  1. Voyez l’ouvrage de M. Charles, p. 107.
  2. De Mirabili potestate, 47.
  3. Opus majus, p. 6.
  4. Ibid., p. 13.