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immense et singulier devient une chose sublime. Il faut ici employer les derniers termes de l’admiration. Dans le genre de beauté pittoresque que peut réaliser l’union de F architecture et du paysage, je n’ai rien vu qui fût au-dessus de cela.

Dans leurs travaux comme ingénieurs, les Romains étaient plus entreprenans qu’inventifs. Ils ne raffinaient pas sur les procédés, ils ne plaignaient pas leur peine. Pour amener l’eau d’un ruisseau à une ville de second ordre, jeter à une hauteur de près de 60 mètres un pont long de plus de 140, c’est assurément travailler en grand, et l’on trouve un peu mince le filet d’eau qu’il a fallu amener de si loin et soutenir si haut à force de pierre et de bras. Quelques réparations ont été entamées pour rendre à ce bel ouvrage son ancien emploi. De nouvelles eaux vont être dérivées et repasser par l’ancien conduit bien bétonné pour aller arroser Rîmes, qui a déjà cependant des fontaines et même de magnifiques bassins à l’ancienne mode dans une belle promenade qui n’est pas de notre temps. L’utilité n’était pas nécessaire au pont du Gard, mais elle ne lui ôtera rien, et cette seconde réflexion que suggère l’utile après l’impression du beau, cette pensée que les Romains, il y a peut-être dix-huit siècles, auront travaillé pour nous, profite encore à la grandeur de leur mémoire.

Arles offrirait des antiquités tant de l’époque romaine que du moyen âge, et la première n’a laissé nulle part plus de traces que dans cette ville, où la principale place s’appelle encore officiellement le Forum, où l’on voit des noms en us, des Marius, des Marcus, inscrits sur la devanture des boutiques, où s’est conservé, particulièrement chez les femmes, un type de beauté qu’envierait la statuaire, et qui n’a pas d’analogue dans le reste des Gaules ; mais nous ne voyageons pas en Provence, et je ne nommerai même Marseille que pour signaler les progrès éblouissans de cette grande cité. « C’est une vieille ville, disait un Marseillais spirituel, où il n’y a rien de vieux, et une belle ville où il n’y a rien de beau. » Cela est toujours vrai. Rien du passé dans cette fondation phocéenne d’au moins deux mille cinq cents ans. Aucun monument qui frappe par la perfection des lignes et des proportions. Il n’y a de vieux dans Marseille que son existence ; il n’y a de beau que Marseille même, sa situation, son ciel, sa mer, sa transformation continuelle dans le sens de l’amélioration moderne. Les grandes villes de commerce maritime, quand même elles datent de six cents ans avant Jésus-Christ, sont destinées à se renouveler sans cesse. Toujours trop à l’étroit dans leur enceinte, elles tendent à en sortir et à devenir plus spacieuses, plus commodes, plus somptueuses, parce qu’elles deviennent rapidement et incessamment plus riches. Ce progrès a créé une Marseille nouvelle.