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GORSKI.

Mais moi ?…

VERA.

Vous n’êtes pas capable d’aimer. Vous avez le cœur trop froid, l’imagination trop ardente. Je vous parle comme à un ami, comme s’il s’agissait de choses depuis longtemps passées.

GORSKI, d’une voix sourde..

Je vous ai blessée.

VERA.

Vous ne m’avez pas assez aimée pour avoir le droit de me blesser… Tout cela d’ailleurs appartient au passé… Quittons-nous en amis,… donnez-moi votre main.

GORSKI.

Je vous admire, Vera Nicolaevna ! Vous êtes transparente comme du verre, jeune comme un enfant de douze ans et résolue comme Frédéric le Grand. Vous donner la main… Ne sentez-vous pas quelle amertume je dois avoir dans le cœur ?…

VERA.

Votre amour-propre est blessé… Ce n’est rien, cela passera.

GORSKI.

Oh ! vous êtes philosophe !

VERA.

Écoutez… Il est probable que nous parlons de ceci pour la dernière fois… Vous êtes un homme d’esprit, mais vous vous êtes grossièrement mépris à mon égard. Croyez-le, je n’ai pas songé à vous mettre au pied du mur, comme dit votre ami Moukhine ; je n’ai pas voulu vous soumettre à une épreuve : j’ai cherché le vrai et le simple ; je ne vous ai pas demandé de vous précipiter du haut d’une tour.

MOUKHINE, haut.

J’ai gagné.

MADEMOISELLE BIENAIMÉ.

Eh bien ! la revanche.

VERA.

Il n’y a pas d’amertume en moi, croyez-le.

GORSKI.

Je vous en félicite. La grandeur d’âme sied aux vainqueurs.

VERA.

Donnez-moi votre main… voici la mienne.

GORSKI.

Excusez-moi : votre main ne vous appartient plus, (Vera se détourne et s’approche du billard.) Tout d’ailleurs est pour le mieux en ce monde.

VERA.

Certainement… Qui a gagné ?

MOUKHINE.

Jusqu’à présent c’est toujours moi.