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Si les bons exemples ne l’ont point séduite, les influences mauvaises ont été impuissantes à la corrompre. Velasquez a passé toute sa vie à la cour, heureux, choyé, magnifique, courtisan surtout, c’est-à-dire acceptant tous les sujets, peignant des chiens favoris, des monstres, des manufactures, des reines fardées, de tristes figures de rois ou de princes dont le sang appauvri se glaçait avant l’âge. Malgré cette contrainte, je dirais presque cette domesticité déguisée, au sein d’une vie facile qui conseillait la négligence, si elle ne l’imposait pas, au milieu des plaisirs qui détendent les doigts du peintre et énervent sa volonté, Velasquez est resté lui-même, soutenant son pinceau à la hauteur qu’il a choisie, fidèle à ses fiers instincts, soignant ses œuvres à sa façon et ne laissant rien affaiblir de leur caractère.

L’habitude du portrait, conçu comme il le concevait, affermissait encore son originalité native. Le genre religieux ou historique conduit le peintre à se former un certain idéal et à jeter ses figures dans un même moule. Murillo répète sans cesse le type andalous ; les vierges de Raphaël sont sœurs ; une tête de Léonard de Vinci ou d’André del Sarto les fait reconnaître et vaut une signature. Velasquez n’a copié que des individualités. Son idéal varie autant que varient les sujets : rois, ministres, généraux, princesses, nains difformes, vieilles femmes, soudards, mendians, sont pour lui une manifestation nouvelle de la nature avec laquelle il veut lutter corps à corps. L’absence de type général est une condition de plus d’originalité. De cette diversité ressort une seule figure, celle de l’artiste, avec sa façon de voir ses modèles, de les interpréter, de nous imposer ses impressions avec une netteté incisive et une énergie qui nous pénètrent. En regardant Philippe IV, Olivarès ou l’infant Balthazar, c’est Velasquez que je sens, c’est à Velasquez que je pense, et j’emporte dans mon souvenir l’image chaque fois plus vive de sa personnalité.

Examine-t-on ses procédés : ils sont bien à lui, en dehors des traditions et des règles. Tout est instinct, audace, habileté de main, souplesse qui se conforme aux sujets, improvisation qui change selon les heures. L’artiste cherchait à produire l’illusion par tous les moyens, ici par un jet rapide et léger qui rappelle les qualités d’une ébauche, là par un empâtement vigoureux, presque toujours par des touches délicates, effacées, qui n’appartiennent qu’à lui. À distance, ses paysages, ses vêtemens, ses accessoires trompent l’œil par leur éloquente vraisemblance. Si l’on s’approche, tout se trouble, se confond, disparaît : on croit avoir été le jouet d’un mirage. Aussi n’a-t-il jamais pu être imité. Les plus grands peintres ont non-seulement des élèves, mais des imitateurs qui leur dérobent une partie de leurs secrets. Sébastien del Piombo peut être pris quelquefois pour Michel-Ange, Luini pour Léonard de Vinci, Jules Romain pour