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verte, les émaux, et surtout nos vieilles tapisseries, où le ciel est plutôt vert, où la verdure est plutôt bleue, et l’on concevra peut-être de quelles harmonies dispose ce puissant coloriste. Rien n’est plus faux, mais rien n’est plus beau, car tous les peuples qui ont eu le sentiment de la couleur et qui ont pratiqué ses plus hardies conventions justifieraient ma théorie.

C’est le paysage qu’on admirera dans les portraits de Philippe 111 et de la reine Marguerite, que Velasquez n’avait point connus, dont il emprunta la ressemblance aux portraits de Pantoja de la Cruz, leur contemporain, et qu’il représenta à cheval tous les deux par un effort d’imagination. Le paysage n’est pas moins admirable dans le portrait d’Isabelle, première femme de Philippe IV. La composition est froide ; il faut avouer qu’une belle personne fardée, en toilette de gala, assise sur une haquenée blanche qui va le pas, couverte d’une épaisse robe de brocart qui tombe sur ses pieds et cache l’arrière-train de la monture, prête peu au mouvement. Mais c’est dans le portrait de l’infant don Balthazar, fils de Philippe IV, que Velasquez se révèle tout entier. L’infant, âgé de sept ou huit ans à peine, est sur un petit cheval à tous crins : il est pris de trois quarts, presque de face. Lancé au galop, il arrive sur le spectateur avec un élan, une fougue, un aplomb qui le fait ressembler au dieu Apollon fendant les airs. Il tient un bâton de commandement, et le peintre a donné à ses traits une fierté, à son œil un feu, à sa bouche un accent de volonté sérieuse qui le ferait croire déjà prêt à régner. En même temps la jeunesse garde ses droits : joyeux de courir, animé par l’action, il boit l’air qui fouette son visage et livre au vent sa blonde chevelure. Mais comment décrire la ravissante couleur de ce tableau ? Y a-t-il même des couleurs ? Je cherche, je ne vois que du gris, du brun, des teintes neutres, des nuances fugitives, et cependant une incroyable vigueur. Il y a bien une petite écharpe rose, mais si petite et d’un rose si effacé ! Il y a une frange d’or, mais l’or est éteint et se fond avec la lumière du jour. Que de fines touches ! quel instinct de toutes les délicatesses ! quel sentiment de la couleur plus élevé, plus pur, plus éthéré, si l’on me pardonne ce mot, que ne l’ont eu les Flamands et peut-être les Vénitiens ! Le paysage est d’une fraîcheur qui donne le frisson de la réalité, et d’une poésie qui répond à ce que l’on rêve. Ses élémens sont cependant très simples, une colline, un peu de plaine ; dans le fond, des montagnes bleuâtres dont la cime est légèrement semée de neige : c’est le Guadarrama, qui s’étend au nord de Madrid comme une muraille ; mais les montagnes sont d’un bleu qui se fond si naturellement avec le ciel, cette plaine est d’un vert qui s’allie si bien avec le bleu, ce ciel est d’une teinte azurée qui se marie si doucement avec la verdure, que nos yeux se réjouissent autant que nos oreilles