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repoussant aux âmes délicates, théâtral aux âmes pieuses. Le Couronnement de la Vierge est en face et repose les yeux. Il ne faut chercher ni dans les traits de la Vierge une beauté d’un ordre supérieur, ni dans les traits du Père et du Fils qui la couronnent un sentiment très religieux. Destiné à être placé dans l’oratoire de la reine et sans doute assez mal éclairé, ce tableau est peu fait : quoique la touche en soit rapide, l’arrangement du groupe, la tournure des personnages, le grand jet des draperies, frappent le spectateur. Le coloris est délicieux. C’est un véritable tour de force, car l’artiste n’a employé que deux couleurs, le rouge et le bleu ; mais il combine ces deux couleurs avec tant d’habileté, il les fond et les dégrade avec tant de richesse, il obtient des violets alternativement pâles ou foncés d’un effet si harmonieux, il établit la relation de ses tons et de leurs valeurs avec une finesse si exquise, qu’on reconnaît un grand coloriste.

Les sujets d’imagination n’ont point été traités avec plus de succès que les sujets religieux, car la mythologie, qui exige la tradition et le style, attirait Velasquez aussi peu que la Bible. Il est même à remarquer que son principal tableau mythologique, les Forges de Vulcain, a été fait à Rome, quand l’artiste subissait l’influence des lieux où il se trouvait, des hommes qui l’entouraient. Guido Reni, le Dominiquin, notre Poussin lui-même, à qui Velasquez commandait des tableaux pour le roi d’Espagne, l’exhortaient peut-être à lutter avec eux dans le genre académique, que les Espagnols ont si peu cultivé. Velasquez représenta les forges de Vulcain au moment où Apollon annonce au malheureux mari qu’il a surpris les amours de Mars et de Vénus. Rien n’est plus froid, et cependant il y a des détails admirables. La composition est faible, sans intérêt, l’effet ridicule. Apollon ressemble à un contemporain de Louis XIV qui va danser un ballet mythologique ; Vulcain paraît trop mériter son infortune malgré ses yeux perçans, interrogateurs, furibonds ; ses compagnons de travail expriment moins un étonnement trivial qu’une parfaite sottise. En revanche, le torse d’Apollon est d’une grande beauté, son geste plein d’éloquence, le corps des forgerons est d’une vérité incroyable. Les détails de la forge, éclairés à la fois par les rayons du soleil qui pénètrent dans l’intérieur et par le brasier que le soufflet active, sont rendus avec une précision qui montre bien que le génie de l’artiste ne se sentait à l’aise qu’en face de la réalité. Le Mercure tuant Argus me dicte les mêmes réflexions. Argus, avec sa chemise de bure grise, est un brigand endormi au bord du grand chemin, et Mercure, qui s’avance en rampant sur les mains, est un gendarme qui veut le surprendre ; mais le sommeil d’Argus, sa tête tombant sur la poitrine, l’abandon des bras et des jambes, sont représentés avec un naturel si saisissant, qu’on oublie la mythologie et la traduction vulgaire qu’en donne le