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humaine ; » d’où il tire cette règle pratique : « tout ce qui relève l’individu est sain. » Sa morale était conforme à sa politique. C’était la morale stoïcienne, la morale de l’effort et de la volonté. Elle a inspiré ces belles maximes éparses dans sa correspondance : « en toutes choses, il faut viser à la perfection ; — ce monde appartient à l’énergie ; — la grande maladie de l’âme, c’est le froid. » Sa vie même était une confirmation de ses doctrines : c’était une nature noble et haute, admirablement sincère, ayant toujours devant les yeux la grandeur morale : c’était une personne, une âme, un caractère.

Comme les écoles et les partis n’aiment guère plus que les gouvernemens qu’on leur dise leurs vérités, les démocrates ont toujours tenu M. de Tocqueville en défiance et ne l’ont jamais considéré comme un des leurs. Homme des anciennes races, il se mêlait de trouver à redire à l’idole du siècle ; il ne pensait pas que le peuple fût nécessairement parfait, irréprochable, infaillible ; il pensait que, tout en développant la démocratie d’un certain côté, il était urgent en même temps de la tempérer, de la surveiller et de la retenir ; il accusait enfin la démocratie de répandre partout un esprit d’uniformité, de médiocrité et de servitude. Toutes ces hérésies devaient souverainement déplaire à une école très intolérante et très passionnée. Et cependant M. de Tocqueville est certainement un des amis les plus sérieux, les plus éclairés, les plus sincères que la démocratie ait eus de notre temps. Sans doute il était cruel à une cause qui s’était toujours confondue avec celle de la liberté de s’entendre dire, et cela sans passion et même avec bienveillance, qu’elle portait la servitude dans son sein, qu’il lui fallait lutter contre ses plus violens instincts pour rester libre. Cet avertissement cependant est le salut de la démocratie : c’est pour l’avoir méconnu dans la bouche de tous les sages qu’elle a toujours succombé sous les périls du dehors ou les périls du dedans. Il est digne de la démocratie moderne, qui se croit la loi future de l’humanité, d’éviter les écueils où ont échoué Athènes et Florence. Ce n’est pas parce qu’elle s’étendra sur un plus grand espace et s’appliquera, non plus à de petites cités, mais à de grands peuples, que la démocratie verra ses périls diminuer : ils ne peuvent que croître avec son empire. Si elle parvient à se persuader de ces vérités et à se corriger de ses principaux vices, elle devra de la reconnaissance à M. de Tocqueville comme à l’un de ces maîtres sévères que l’on maudit dans l’enfance et qu’on honore avec gratitude à l’âge de l’expérience et de la maturité.


PAUL JANET.