Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/716

Cette page a été validée par deux contributeurs.

farouche, d’une ardeur contenue, un joug qui le tuait, en le retenant enchaîné sur son rocher, en lui refusant enfin les plus petites ressources matérielles pour aller se familiariser un peu avec la vie et prendre au moins l’air du monde. Leopardi l’écrit à chaque page de sa correspondance ; il l’écrit à Giordani : « Mon père est décidé à ne pas me donner une demi-baïoque hors de la maison. Il me permet bien de chercher une manière de sortir d’ici, et je dis qu’il me le permet, quoiqu’il ne remue pas un doigt pour m’aider ; il le remuerait plutôt pour m’empêcher. Vous voyez donc ce que je puis faire, inconnu de tous, ayant toujours vécu dans un lieu dont vous ne connaîtriez pas la situation sans le dictionnaire, méprisé comme un enfant… » Il le dit à Brighenti : « Vous n’avez pas une idée de mon père. Il ne veut pas m’entretenir hors d’ici, et il ne remuerait pas une paille pour me procurer un moyen de subsistance qui pût m’arracher à ce désespoir. Il serait plus facile de remuer une montagne que de l’amener à faire quelque chose pour moi… » Leopardi cherche sans doute par lui-même, il essaie de s’affranchir, il voit luire un espoir, quelque petit moyen de vivre à Bologne ou à Milan ; puis aussitôt il retombe dans sa déception, voyant l’horizon se fermer de nouveau. Il ne manque jamais de respect à son père dans ses lettres les plus intimes : on sent pourtant percer l’amertume de ce jeune cœur froissé et agité d’un précoce instinct d’indépendance. « Entre ne rien avoir et demander, finit-il par dire, mon choix est fait ; je ne demande rien… » Avec une autre nature, cette lutte aurait été peut-être un stimulant et eût fécondé sa virilité. Pour Leopardi, il s’enfermait en lui-même, il se dévorait, il s’isolait dans l’étude, dans un travail étrange, incroyable, qui de sa dixième à sa vingtième année faisait de lui un helléniste des plus éminens, un esprit qui abordait tout, qui sondait tout, et qui par malheur aussi allait au bout de tout.

Ce fut là pour Leopardi la source d’une double et désastreuse altération dans son être moral et dans son être physique. Son premier malheur, c’est le développement prématuré de l’intelligence aux dépens de toutes les autres facultés. Qu’on imagine un jeune homme, un enfant, qui, par un travail obstiné aidé d’un puissant instinct de divination, sans avoir eu d’autre maître que lui-même après les premiers maîtres de son enfance, arrivait à pénétrer les secrets de l’antiquité hellénique au point de faire illusion aux érudits étonnés. De son obscure solitude de Recanati, il envoyait à un journal de Milan un hymne à Neptune qu’il attribuait à Callimaque, et on crut un instant à cette innocente supercherie. À seize ans à peine, il traduisait et annotait la Vie de Plotin par Porphyre ; il recueillait et commentait les Fragmens des pères grecs du second siècle, il écrivait un Essai sur les erreurs populaires des anciens. Que