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je crains bien qu’on ne puisse écrire encore la même chose aujourd’hui. Quelque préparés que nous fussions aux spectacles qui nous attendaient, nous restions parfois comme anéantis devant les exemples d’ignorance traditionnelle qui nous frappaient chez des hommes jeunes, vigoureux et pleins de bon vouloir. À Bagnara, j’eus à écrire ; on demanda une plume dont j’avais besoin dans plus de dix maisons avant de pouvoir la trouver. « L’Etna est l’arsenal où Dieu avait réuni ses tonnerres pour anéantir les Sarrasins, » me disait un habitant de Messine. Moi, ne voyant naïvement dans cette phrase qu’une métaphore, je lui demandai : « Est-ce un poète sicilien qui a dit cela ? — Ce n’est pas un poète, me répondit-il avec vivacité, c’est le curé dernièrement au prêche, et il a ajouté que, si nous n’allions pas régulièrement à confesse et si nous ne donnions pas de l’argent pour faire rebâtir le campanile de l’église, Dieu se servirait de ces foudres contre nous. — Et vous avez donné ? — Certainement ! je n’ai pas envie d’être foudroyé ; ceux qui le sont vont directement en enfer à cause de l’odeur du soufre qui attire le diable, comme chacun sait. » Tout le système de l’ancien gouvernement napolitain est dans ce fait : maintenir les hommes dans l’ignorance, se servir de l’ignorance pour les effrayer, se servir de la frayeur pour leur extorquer plus facilement de l’argent.

Arrivés près de Palmi, nous nous y rendîmes, et la brigade continua son chemin pour aller prendre son campement. Nous descendîmes chez le général Türr, qui avait son quartier dans une grande maison où des appartemens nous avaient été réservés par ses soins. Là comme à Canitello, comme à Bagnara, comme partout dans ce royaume de Naples où les Grecs ont laissé une si profonde empreinte de leur génie, chaque chambre est peinte à fresque ; ces fresques sont médiocres, j’en conviens, mais elles accusent un certain goût, distraient l’œil, et sont cent fois préférables à nos papiers de tenture malgré les velours et les ors dont ils sont ornés. Tous les sujets sont empruntés à la mythologie ; ceux qui décoraient les murailles de notre salon représentaient l’enlèvement de Déjanire et Orphée emmenant Eurydice. Entre ces deux grands tableaux se carrait, dans sa lourde bordure dorée, le portrait du père de nos hôtes, de sa main étendue montrant une lettre de change tirée sur Trieste et paraphée par lui. Un de nous fit cette mauvaise plaisanterie d’écrire en travers, au crayon : Acceptée pour la somme de,… et signa. En face, dans un cadre semblable, trônait le portrait de la femme du négociant ; ce n’est pas un billet à ordre qu’elle tenait à la main, c’était bel et bien son contrat de mariage, dont il était facile de lire la première page. Ces puérilités provinciales peuvent sembler ridicules, mais elles ont un fonds de bonhomie naïve qui m’a toujours touché.

Nos soldats remplissaient la ville, qui leur faisait fête de son