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et l’homme inculte, dans nos sociétés civilisées, il est doublé, triplé et décuplé par la frivolité. On ne peut traîner de force le civilisé devant la vérité ; il faut l’attirer, l’amorcer, le séduire, et même lorsqu’il est entré dans le sanctuaire du vrai, on n’est jamais bien sûr de le retenir longtemps. Aussi aimerais-je, si j’étais savant, à voir mes découvertes et mes doctrines exposées par M. Michelet. Il a tout ce qu’il faut pour être un séduisant vulgarisateur de la vérité. Nul écrivain n’a une pareille provision d’amorces. La plupart des lecteurs, toujours un peu distraits, oublient les paroles graves qui leur sont dites ; elles glissent "sur leur mémoire comme l’eau sur une surface polie, car la mémoire est toujours une faculté très enfantine qui ne retient que ce qui l’a séduite et remuée. Or les images de M. Michelet sont d’admirables moyens mnémotechniques. Elles harponnent un fait et l’accrochent dans la mémoire du lecteur, qui reçoit ainsi du même coup le fait et l’image. Il n’y a personne comme ces coloristes violens et ces chercheurs de mots à reflets pour vous aplanir les études difficiles. Voulez-vous faire des progrès rapides dans l’étude du latin, laissez là les modèles classiques, lisez et relisez Lucain ou quelque poète de la décadence, et vous serez surpris, au bout de peu de temps, de la quantité de mots que vous aurez appris. Il en est ainsi en toute chose : l’image est l’instrument le plus sûr et le plus rapide de vulgarisation. Rien ne rayonne avec une telle vitesse. L’esprit reçoit la vérité apportée par l’image comme l’œil boit la lumière, avec la même facilite et la même joie.

Les hommes aiment assez généralement à prendre la mesure d’un écrivain, non d’après ses œuvres présentes, mais d’après ses œuvres passées, et à condamner ses tentatives nouvelles au nom de ses anciens succès. Exceller dans un genre est une raison pour qu’on vous refuse le droit d’exceller dans un autre. Un écrivain veut-il voir recommencer autour de son nom les anciennes disputes qu’il eut à supporter à l’aurore de sa célébrité, il n’a qu’à s’éloigner des domaines sur lesquels il a fondé sa renommée ; il est sûr de voir remettre en question ses titres de propriété et d’entendre résonner à son oreille les plus agréables épithètes. M. Michelet a passé la plus grande partie de sa vie dans l’étude de l’histoire ; ce n’est que tard et comme diversion aux travaux de toute son existence qu’il s’est jeté dans l’étude des sciences et dans l’observation de la nature. C’en est assez pour qu’on lui refuse le droit d’écrire les livres charmans, riches d’imagination et de poésie, instructifs aussi après tout, qu’il nous a donnés. Il se passe toutes ses fantaisies, disent quelques personnes, et ne cherche dans la science qu’un amusement. Pourquoi pas, après tout, si l’amusement est grave, austère et digne d’un sérieux esprit ? Plût au ciel que les relâchemens de tous les écrivains fussent du même ordre et eussent la même élévation