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comprendre dans quel embarras me placerait aujourd’hui une attitude passive en face de la population du continent napolitain que je suis obligé de contenir depuis si longtemps, et à qui j’ai promis un appui immédiat. L’Italie me demanderait compte de mon inaction, et il en résulterait un mal immense. Au terme de ma mission, je déposerai aux pieds de votre majesté l’autorité que les circonstances m’ont conférée, et je serai bien heureux de lui obéir. » Ce fut la réponse exacte.

Au fond Garibaldi était entraîné par son instinct, et il était poussé par d’autres motifs, dont l’un était l’état de son armée, campée près du Phare et retenue dans l’inaction depuis son entrée à Messine : armée étrange vraiment, qui s’était élevée en moins de trois mois à près de vingt-cinq mille hommes et où tous les élémens se trouvaient réunis. Il y avait près de quinze mille Italiens du nord, Piémontais, Romagnols, Florentins, accourus successivement à l’appel du chef des chasseurs des Alpes de la guerre de la Lombardie. Les Siciliens, recrutés non sans peine, étaient au nombre de six ou sept mille. On comptait aussi des Français, des Anglais, des Hongrois, des Polonais. Je n’ajouterai pas qu’il y avait même des forçats à qui on offrait l’occasion de se régénérer en servant l’indépendance, disait-on, et qui formaient une légion conduite avec une implacable sévérité par le colonel anglais Dunne. L’organisation militaire était très irrégulière, la discipline fort relâchée, la liberté universelle, l’uniforme très varié. Le type dominant était la chemise rouge, et les plus élégans y joignaient un foulard de soie aux couleurs éclatantes retombant sur le dos comme une sorte de dolman. C’était une imitation du chef, qui portait ce costume. Tenir cette armée, capable d’élan un jour d’action, mais incohérente et aux allures hasardeuses, la tenir au repos, livrée à elle-même, c’était éteindre l’ardeur qui était son ressort et préparer une dissolution prochaine. De plus il fallait faire vivre cette armée, la payer, et Garibaldi était à bout de ressources. Il y eut des jours où il n’avait plus que quelques milliers de francs à sa disposition. Tout le poussait donc en avant, et l’esprit de son armée, excitée aux aventures, et les nécessités matérielles de sa position, et, surtout ce feu inextinguible de passion italienne qui faisait de lui le héros bizarre, violent, mais sincère de cette étrange odyssée. Il le disait ni plus ni moins vers ce moment dans une conversation avec un officier napolitain, le général Clary, qui était à Messine : « Voici mon programme irrévocable : point de trêve, aller à Naples, puis à Rome, puis à Venise, » et il ajoutait avec la naïve jactance d’un homme qui ne doute de rien : « Puis enfin reprendre Nice à la France ! » Effectivement le programme était complet. Quelle était la force de Garibaldi, je ne