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deux termes du grand problème, la pensée et l’être, le sujet et l’objet. Mais comment aller d’un de ces termes à l’autre? comment expliquer leur coexistence et leur rapport? comment sortir du dualisme? Schelling fut frappé d’une idée, c’est que l’opposition apparente de l’être et de la pensée, de la matière et de l’esprit, pourrait bien couvrir une intime analogie, car enfin la matière la plus grossière renferme encore des forces et des lois. Or la force est quelque chose de spirituel, et la loi, c’est de l’intelligence, c’est de la pensée à l’état objectif. D’un autre côté, la pensée n’existe pas d’une manière abstraite; elle a un point d’appui dans le lieu, dans le temps, dans un sujet matériel. Or, s’il y a de la pensée dans la matière et de la matière sous la pensée, si le sujet et l’objet, loin de s’exclure, se supposent et se pénètrent réciproquement, ne pourrait-on pas concevoir à l’origine des choses un principe unique où la matière et l’esprit auraient leur racine commune, où le sujet et l’objet trouveraient leur point d’indifférence et d’identité? Ce principe, se déployant en vertu de son essence, n’est d’abord que matière diffuse. Par degrés, il prend une forme plus précise, il devient espace, chaleur, lumière, mouvement, spontanéité, vie. Arrivé là, il commence à sentir et à gouverner plus librement son activité; il monte les degrés de l’échelle animale. Il dormait dans le minéral et dans la plante, il rêvait dans l’animal, il se réveille dans l’homme. Ici la pensée prend conscience d’elle-même ; elle aspire de plus en plus à se saisir, à se maîtriser, à se comprendre. Le progrès de ce mouvement, c’est l’histoire de l’homme, ce héros de l’épopée éternelle que compose l’intelligence céleste, et dont le terme, c’est d’arriver à la plénitude de la pensée et de la liberté.

Telle est dans ses traits essentiels la conception de Schelling, et il suffit de cette esquisse pour montrer que des trois idées dont Hegel revendique la découverte, l’idée de l’identité de la pensée et de l’être, et l’idée du processus éternel et nécessaire de l’absolu, il en est deux au moins qui appartiennent à Schelling (lui appartiennent-elles tout à fait? c’est ce que nous verrons tout à l’heure). Reste la troisième idée, l’idée de l’identité des contradictoires.

Cette fois il semble que les droits de Hegel à l’originalité soient incontestables. Soutenir que l’être et le néant sont identiques, que le principe fondamental de la logique en vertu duquel les contradictoires s’excluent a fait son temps, et qu’il doit céder sa place à une logique transcendante qui réduit tout à l’identité, voilà qui est à coup sûr assez nouveau; mais tout esprit exercé devinera qu’il y a ici quelque secret, car si Hegel s’était borné à dire qu’en toutes choses le oui est identique au non, on ne pourrait le défendre contre ceux qui l’ont flétri du nom de sophiste, et dans ce cas même il