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Eclaircissons un peu ces formules, qui n’en ont pas médiocrement besoin.

La nouvelle philosophie allemande a commencé par un doute. La pensée humaine saisit-elle véritablement les êtres? ou, en d’autres termes, les idées sont-elles l’expression des choses? C’est ainsi que s’offrit à l’esprit de Kant le problème éternel. Il parut le résoudre par une sorte d’idéalisme sceptique. Suivant lui en effet, l’univers n’est autre chose que l’ensemble de nos sensations. Qu’est-ce que la matière en soi? Un agrégat de molécules ou un système de forces? Est-elle finie ou infinie dans l’espace? est-elle éternelle? a-t-elle commencé? y a-t-il même de la matière? Nous l’ignorons. Et nous qui raisonnons sur la matière, que sommes-nous? Nous sentons nos modifications intérieures, nous saisissons la surface de notre être; mais le fond, est-il un ou multiple, étendue ou pensée, esprit ou matière? Autant de questions, autant d’énigmes. A plus forte raison l’existence de Dieu, sa nature, son mode d’action, sont-ils pour nous des mystères impénétrables. Que savons-nous donc en définitive? Qu’il y a en nous des idées, et que ces idées se développent suivant certaines lois. La pensée et ses lois, le sujet et ses formes, voilà le terme de la science.

Cette doctrine paraît faire la part bien petite à l’esprit humain. Elle est timide et modeste au premier abord; mais cette modestie est un leurre. Le scepticisme n’est ici que l’orgueil spéculatif qui se déguise pour faire accepter un dogmatisme énorme. Il y a au fond du doute apparent de Kant une idée d’une hardiesse extraordinaire : c’est la réduction des deux élémens dont se compose la science à un seul, c’est la confiscation générale des êtres au profit de la pensée.

Ce ne fut pas Kant lui-même qui dégagea nettement cette idée, mais son disciple Fichte, un de ces héroïques logiciens qui n’ont peur de rien, pas même de l’extravagance, Kant croyait avoir assez fait de transformer tous les problèmes philosophiques par un changement radical de point de vue : il avait essayé en métaphysique la révolution de Copernic en astronomie; il avait placé au centre, comme le soleil du système, la pensée humaine, jusque-là reléguée à la circonférence. La hardiesse de Fichte fut plus grande : il déclara que la pensée était à la fois le centre et la circonférence, qu’elle faisait tout, qu’elle était tout. C’est ce qu’on appelle en Allemagne l’idéalisme subjectif absolu.

Voilà la pensée allemande achoppée à une absurdité, car quoi de plus absurde et de plus impossible que de nier l’être? Il fallait reculer, changer de direction, ou périr. Ce mouvement nécessaire fut l’ouvrage de Schelling. Il replaça en face l’un de l’autre les