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Ici je me vois forcé de contredite un habile interprète de Leibnitz, M. Félix Nourrisson, un des lauréats du récent concours de l’Académie des Sciences morales et politiques. La docte compagnie avait attiré l’attention des candidats sur cette question si intéressante du développement successif du génie de Leibnitz. Elle demandait d’en marquer avec précision les phases diverses, et cela, disait son programme, en s’appuyant sur des faits certains, non sur des assertions postérieures, équivoques ou intéressées. La question était posée nettement. M. Félix Nourrisson l’a traitée avec son érudition, sa justesse et sa sagacité ordinaires, et presque toujours nous n’aurions qu’à renvoyer à ses consciencieuses recherches, habilement enrichies et ornées de mille citations; mais, au moment de résoudre le problème capital, l’auteur, dont le pas est ordinairement si sûr et si ferme, a, sinon trébuché, du moins hésité. Il s’était mis en quête de l’idée mère de Leibnitz, l’idée dynamique; il en avait signalé les avant-coureurs dans les premiers essais du grand philosophe, notamment dans deux écrits théologiques, sur lesquels, pour le dire en passant, il glisse trop vite par un scrupule de discrétion quelque peu exagéré; puis, après cette information intéressante, M. Nourrisson, comme s’il avait perdu la trace de l’idée leibnitzienne, conclut qu’avant 1691 et 1694 on ne voit pas dans les écrits de Leibnitz même le germe un peu clairement marqué de la monadologie et de l’harmonie préétablie[1].

J’en demande pardon au savant écrivain; il fait tort à Leibnitz de huit ou dix ans. Que M. Nourrisson veuille bien relire la lettre à Thomas Barnet, et il reconnaîtra combien il serait grave de donner à Leibnitz un formel démenti. Quoi! Leibnitz vous donne la chronologie précise de ses idées, et vous négligez un tel document! Il vous dit que toutes ses maîtresses pensées ont été arrêtées en 1685, et vous ne voulez pas en reconnaître le moindre germe avant 1691 ou 1694 ! Leibnitz est calme et de sens rassis. Il n’est engagé dans aucune polémique irritante. Personne en ce moment ne lui conteste son originalité; il n’a pas à la défendre. Il parle à un ami; il s’exprime avec autant de candeur et de modestie que de précision; il avoue qu’il lui a fallu vingt ans de méditations pour arriver à se satisfaire, qu’il y a pensé et repensé, qu’il a changé et rechangé, après avoir examiné les raisons contraires. Et vous refusez de vous en rapporter à lui! Où trouverez-vous, je vous prie, un témoin mieux informé?

Mais je n’ai pas besoin de raisonner sur des preuves indirectes. Il

  1. La Philosophie de Leibnitz, par M. Félix Nourrisson, page 76, 1 vol. in-8o chez Didier.