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santes. Quand il vint à Paris en 1672, encore peu connu, il n’eût tenu qu’à lui de s’y faire une grande situation littéraire et académique, s’il avait voulu abjurer le protestantisme; il s’y refusa. Plus tard, à Rome, sa constance fut mise à une épreuve encore plus forte : on lui offrit la succession du cardinal Norris, c’est-à-dire le poste de bibliothécaire du Vatican, qui conduisait au chapeau. Pour un ambitieux, ou seulement pour un érudit passionné, quelle tentation ! Il y résista. Rien de curieux comme de le voir à cette époque visitant les catacombes avec l’antiquaire Fabretti. S’il s’arrête pour recueillir quelques vestiges du sang des martyrs, savez-vous pourquoi? C’est pour en faire l’analyse chimique. Suivez-le à son lit de mort. De quoi s’entretient-il avec ses amis? De l’opération de l’alchimiste Furtenbach, qui prétendait avoir changé en or la moitié d’un clou.

Ce ne sont là que des anecdotes; mais voici comment Leibnitz, quelques mois avant de mourir, s’exprimait sur l’église romaine : « Je ne puis certes approuver que, sous l’influence ou avec la complicité de Rome, la pureté du culte divin ait été souillée, le christianisme rendu abominable ou ridicule, une théologie inepte et inconnue aux apôtres du Christ introduite dans le monde, grâce à la barbarie des temps[1]. »

Qu’en dit M. Albert de Broglie? Est-ce là, j’en appelle à sa sincérité aussi incontestable que sa science, est-ce là le langage d’un protestant près de se convertir? Mais à toutes ces preuves on oppose un argument nouveau, le grand argument du Systema theologicum. En effet, dit-on, cet écrit est certainement de Leibnitz. Or la doctrine en est catholique. Le concile de Trente y est cité... J’arrête ici M. de Broglie. Il tient beaucoup à cette citation fréquente et respectueuse du concile de Trente; mais à sa place c’est là justement ce qui me mettrait en défiance, car s’il est un article sur lequel Leibnitz se soit montré inflexible, c’est l’article de l’œcuménicité du concile de Trente. Il l’appelle un concile de mauvais aloi, un concile de contrebande. « Les Italiens se moquent des gens, dit-il, quand ils veulent nous faire accepter leur concile. Ils se repentiront de l’avoir forgé, car cela les rend irréconciliables[2]. » Et voilà tout à coup Leibnitz qui reviendrait au concile de Trente! Cela n’est pas possible. Il y a quelque mystère là-dessous. Ce mystère, le voici peut-être : c’est que le Systema n’est pas un écrit de religion, mais une pièce de diplomatie. Cela paraît du moins résulter des documens nouveaux publiés en Allemagne et en France.

  1. Dans les Annales imperii Brunsvicences.
  2. Voyez la correspondance inédite de Leibnitz avec Malebranche, publiée par M. Cousin dans ses Fragmens de philosophie cartésienne.