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bon mémoire, elle en a en deux à couronner[1]. Mais voici un résultat encore plus important peut-être : un des lauréats du concours[2], M. Foucher de Careil, déjà bien connu par ses actives recherches sur les manuscrits inédits de Hanovre, annonce au public qu’il a mis la main à une des entreprises les plus difficiles et les plus belles qu’un savant universel pût se proposer, une édition complète de Leibnitz[3]. Espérons que l’Allemagne aidera la France à élever ce monument. Leibnitz fait également honneur aux deux peuples, car si l’Allemagne l’a produit, c’est la France qui l’a formé.

Nous ne sommes pas très sûr que, dans deux cents ans d’ici, M. Hegel ait un jubilé en Allemagne, et trouve en France un Dubens ou un Raspe ; mais il est certain que ce personnage, dont les spéculations ont tant agité nos voisins, excite chez nous un très vif attrait. C’est encore un peu l’attrait du mystère, car il n’y a rien de plus obscur que les idées de Hegel. Autant Leibnitz se plie à nos habitudes françaises, et grâce au tour précis de sa pensée, à son trait net et rapide, nous fait l’effet d’un compatriote, autant Hegel, même traduit dans notre langue, reste à nos yeux un étranger. Pour nous initier à l’esthétique hégélienne, M. Bénard a jugé prudent de s’éloigner du texte et de l’interpréter en le développant. M. Ott au contraire s’était flatté, en abrégeant Hegel, de l’avoir éclairci. Au milieu de ces tentatives partielles, un homme d’un grand courage et d’un esprit vigoureux, M. Véra, se présente à nous, une traduction complète de Hegel à la main, et comme prémices de cet immense travail, il nous offre un des écrits les plus énigmatiques et les plus vantés de son philosophe bien-aimé, la Logique. Cette fois ce n’est pas du Hegel habillé à la française, du Hegel adouci : c’est du Hegel tout pur. Voilà le métaphysicien allemand dans sa nudité redoutable : nous assistons aux leçons de Heidelberg ; nous voyons, nous entendons le monstre lui-même.

On ne saurait trop remercier les hommes dévoués qui, au prix de tant d’efforts, nous facilitent l’étude des maîtres anciens et nouveaux de la philosophie allemande ; reste à savoir ce que vont produire de bien ou de mal ces courans d’idées qui entrent ainsi chaque jour dans la circulation intellectuelle de notre pays. Leibnitz mieux connu va-t-il reprendre faveur et faire école ? Hegel gagnera-t-il à

  1. Voyez le savant et intéressant rapport de M. Damiron dans les Comptes-rendus de l’Académie, mai 1860.
  2. L’autre est M. Félix Nourrisson, qui vient de publier son mémoire, œuvre d’un art délicat, où l’auteur, en prenant pour guide le beau programme de l’Académie, a su encadrer sans confusion des textes innombrables.
  3. Deux volumes ont déjà paru chez Firmin-Didot ; ils contiennent la correspondance, en bonne partie inédite, de Leibnitz et de Bossuet pour la réunion des protestans et des catholiques, avec un grand nombre d’autres pièces du plus haut intérêt.