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lamité qui vient fondre sur le pays est accompagnée du retour des loups. Ainsi en 1848 les métayers, découragés par l’abaissement des prix de leurs denrées, crurent voir foisonner de nouveau ces redoutables hôtes de nos forêts. Les loups apparaissaient alors sous forme de bêtes noires et velues qui attaquaient les troupeaux dans les prés, et la nuit on entendait les bœufs, harcelés dans leur retraite par l’ennemi, heurter leurs cornes avec fracas.

Mais il est temps de retourner sur le champ de foire de N…, où Mathurin Tue-Bique gisait dans la poussière sans connaissance et grièvement blessé. On le transporta dans une auberge où le médecin du bourg prodiguait déjà ses soins aux autres victimes de cette fatale journée. Les gens de la commune qu’habitait Mathurin s’entretenaient le soir, en retournant chez eux, des événemens qui venaient de se passer sous leurs yeux.

— Tue-Bique est blessé tout de même, disait la métayère des Hautes-Fougeraies.

— C’est vrai, répliquait Pierre Gringot ; mais bah ! vous verrez qu’il en reviendra. Les meneux de loups, voyez-vous, ont la vie dure.

Au village, on parlait du courage avec lequel le jeune gars avait affronté le taureau furieux. — Il est hardi, bien sûr, disait Annette ; dame ! c’est qu’il a beau être sorcier, la Jeanne l’a ensorcelé tout de bon… Personne ne s’exprimait sur le compte du pauvre blessé avec cette sympathie absolue, cette charité sans réserve que doivent inspirer le dévouement et la souffrance. La vie du meneux de loups était pourtant en danger ; ce ne fut qu’au bout du troisième mois, vers le commencement d’août, qu’il entra en convalescence. Condamné pendant ce long temps à une inaction complète, Mathurin souffrait de cet ennui profond, immense, qui accable les hommes jeunes, actifs, habitués au mouvement, lorsque la maladie les retient sous leur toit. Un matin qu’il se tenait assis sous les saules plantés sur le bord de la mare, auprès de sa petite maison, il entendit le refrain joyeux d’un violon derrière la haie voisine. C’était une noce qui passait ; Pierre Gringot, radieux et frais, donnait le bras à Annette, qui portait au côté le bouquet de mariée. Ce cortège fit faire au meneux de loups de tristes réflexions. La solitude qu’il avait bravement supportée jusqu’alors lui sembla bien pesante. Excepté le curé du village et le médecin de la ville prochaine, personne ne l’avait visité durant sa maladie. Jeanne ne passait plus sur la lande ; les regards attristés de Mathurin ne rencontraient que des regards défians et inquiets : il se sentait plus abandonné qu’un étranger dans ce pays qui l’avait vu naître. Bien qu’il n’eût à se reprocher aucune mauvaise action, il s’avouait qu’il s’était trop complu dans ce rôle