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quelque peu la réalité. En se rendant au village, Pierre ne franchissait point les barrières avec sa vigueur accoutumée ; sa démarche était lente et pénible ; peu s’en fallut qu’il ne restât en chemin.

— Bah ! pensait-il, c’est l’air mou du printemps qui me rend comme cela… Une tasse de café noir à l’auberge des Trois-Maures me fera du bien… On dit que le café est souverain contre la fièvre…

Pierre alla donc à l’auberge des Trois-Maures boire une tasse d’un liquide noir auquel les habitués donnaient le nom de café ; il avala même par complaisance l’eau-de-vie que l’hôtesse lui avait versée par habitude, et il entra dans l’église au moment où commençait la première messe. Durant l’office, il eut des vertiges, et ce ne fut pas sans de grands efforts qu’il put rester jusqu’au dernier évangile. Il fut donc un des plus empressés à sortir de l’église, et comme il en ouvrait la porte, un bruit de tambour et de trompette frappa ses oreilles. Cette musique un peu sauvage hâta la sortie de tous les paysans qui se trouvaient dans l’église, et si les femmes, retenues par cette habitude de convenance qui les oblige à ne défiler qu’après les hommes, demeurèrent à genoux quelques instans encore, il y a tout lieu de croire que leurs dernières prières furent troublées par une curiosité impatiente. Les enfans, incapables de se contenir plus longtemps, avaient abandonné leurs mères au plus vite, et se pressaient, haletans, le cou tendu, l’œil animé, autour de la voiture immense, véritable maison roulante devant laquelle un homme tout de rouge habillé exécutait sur un tambour des roulemens pareils à ceux de la foudre, tandis qu’une femme toute ronde, au visage couleur de feu, soufflait comme un triton dans une trompette bosselée.

Bientôt toute la population qui se trouvait réunie dans le village à l’occasion du dimanche entoura à flots pressés cette arche mystérieuse qui renfermait, outre les personnages dont nous venons de donner le signalement, un chat en liberté, un singe pelé attaché par une chaîne, et deux perruches captives dans une cage étroite. La musique retentissait toujours, les enfans grimpaient jusque sur les roues du char triomphal ; ils formaient le premier rang des spectateurs, et les plus malins arrachaient les chapeaux de leurs voisins pour les lancer au quadrumane, qui les jetait à son tour à la tête du chat. Derrière les enfans, on voyait les hommes sérieux, attentifs, partagés entre la défiance et l’admiration, écouter sans sourciller cette affreuse et discordante musique qui arrachait aux chiens des hurlemens plaintifs. Enfin les femmes, — les marraines, comme on dit par respect, — décrivaient derrière les hommes un grand cercle ; elles se tenaient à distance et chuchotaient entre elles en se montrant du doigt cette terrible comédienne qui tirait de sa trom-