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instant. Dès sa plus tendre enfance, le créole reçoit un être vivant en guise de poupée ; il possède un petit négrillon qu’il a le droit de frapper, et qui présente la joue avec épouvante. À mesure qu’il grandit, son esclave grandit avec lui, semblable à une ombre fidèle ; à chaque instant, sa dignité de maître lui est rappelée par la présence du souffre-douleurs ; et sans danger il peut donner un libre cours à chacune de ses colères ; il apprend in anima vili le mépris et la haine. Autour de lui s’agite une foule de domestiques noirs, aussi abrutis que celui qu’il flagelle, et d’instinct il comprend qu’il faut se méfier de ces hommes asservis, au regard bas, à la bouche remplie de mensonges. Dans le lointain, près des cases, il voit d’autres nègres se diriger vers les champs, courbés sous le poids de leurs instrumens de travail, et suivis par le commandeur armé de son fouet ; le soir, la brise lui apporte souvent les hurlements des nègres ou des négresses dont le dos nu saigne sous les coups de nerf de bœuf. Dans son esprit, la comparaison ne s’établit même pas entre sa propre personne et les êtres tremblans auxquels leur couleur noire et leurs vêtemens sordides donnent quelque chose de diabolique. Puis il apprend que sa fortune tout entière repose sur les épaules de ces noirs, et que sans leur travail il serait réduit à la mendicité. Alors l’ambition et l’amour du gain élèvent encore une nouvelle barrière entre lui et le nègre ; chacun des esclaves n’a plus pour lui d’autre valeur que celle d’une pile d’écus. C’est ainsi que graduellement le planteur apprend à ne plus considérer comme des hommes les Africains qu’il possède.

Un jour, je caressais la tête blonde d’un charmant petit créole qui n’était que rire et tendresse, et je lui demandais, comme on le fait d’ordinaire aux enfans, s’il désirait grandir. — Oh ! oui, me dit-il. — Et pourquoi ? — Pour bat’ négresse. — L’enfant qui exprimait ce vœu cruel était d’une extrême douceur ; mais tout ce dont il était témoin lui prouvait que le privilège des grandes personnes est de battre et de fustiger. Le cœur des enfans, tout en restant bon pour ceux qu’ils savent devoir aimer, devient d’une férocité sans nom envers ceux que, par l’exemple et l’ordre des parens eux-mêmes, ils se croient tenus de mépriser. À la fin, ils ne sentent plus : toute possibilité de sympathie pour ces êtres inférieurs, abrutis par la servitude, disparaît complétement ; ils ne peuvent plus même comprendre les paroles prononcées par un homme de cœur sur l’état des esclaves. Presque tous les livres d’enseignement élémentaire mis entre les mains des petits créoles ont été imprimés dans les états de la Nouvelle-Angleterre, et sont en conséquence entachés d’abolitionisme ; mais les doctrines de la liberté n’ont aucune influence sur ces jeunes âmes, et les enfans des planteurs apprennent avec