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aux esclaves. Quelle serait l’insondable tristesse de la pauvre négresse, si on lui donnait l’indépendance, si on l’enlevait au foyer qui l’a vue naître, si on l’éloignait de cette famille qui la possédait et à laquelle elle avait donné son âme ! Comme l’animal domestique, elle s’est attachée aux murailles elles-mêmes, aux arbres du jardin, aux barrières qui entourent la maison et la séparent du camp des nègres. Si on la libérait de force, elle mourrait peut-être de désespoir après avoir rôdé longtemps autour des murs chéris qui l’ont enfermée. Elle mourrait en maudissant ses frères les nègres, et son dernier souffle d’amour s’envolerait vers ses maîtres adorés ; son vœu le plus cher serait de revivre esclave comme elle a vécu.

Ces grands dévouemens, dont il s’offre plus d’un exemple parmi les négresses créoles blanchies au service d’une famille de génération en génération, sont bien rares parmi les négresses et surtout parmi les nègres employés aux champs ; cependant, même pour la plupart de ceux-ci, l’amour servile se mélange de la manière la plus étrange à la haine. Ils haïssent leur maître parce que sans son ordre ils ne seraient pas obligés de travailler, et cependant ils l’aiment parce qu’il est riche et puissant, parce que leur gloriole enfantine est flattée de voir ses beaux chevaux et ses équipages, parce qu’ils ne peuvent s’empêcher d’éprouver un vague mouvement de sympathie pour celui qui leur distribue le maïs, la viande et le brandy.Un planteur, parlant de ce mélange de haine et d’amour que ses esclaves éprouvaient pour lui, me disait : « Vous voyez ces noirs, ils me détestent tous ; si je tombais à l’eau, les deux tiers d’entre eux s’y jetteraient après moi pour me sauver ! » Il faut bien se garder ainsi de prendre au sérieux les acclamations et les hourrahs sans fin que les esclaves poussent en l’honneur de leurs maîtres les jours de fête, lorsque des flots d’eau-de-vie ont coulé. Les nègres sont comme les enfans, tout entiers à l’impression du moment ; aujourd’hui ivres d’enthousiasme pour leurs maîtres, demain fous de rage contre ces mêmes blancs qu’ils aimaient tant la veille. On a vu récemment par l’insurrection des cipayes[1] ce que sont les peuples enfans ; il a fallu peu de chose, une simple fièvre, dirait-on, pour transformer en tigres altérés de sang des hommes bons et doux qui d’ordinaire n’osent pas même attenter à la vie de l’animal.

Cependant on donne comme un argument en faveur de l’esclavage cet amour servile qui est en réalité l’un des griefs les plus forts que l’on puisse élever contre ce déplorable système. Il est vrai, souvent les nègres américains préfèrent la servitude à l’affranchissement ;

  1. Voyez les travaux de M. Forgues sur l’insurrection des cipayes et la guerre de l’Inde. — Revue du 15 juin, 1er et 15 décembre 1858, 15 avril, 15 mai 1860.