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aussitôt et se pressant contre sa sœur : — Qu’allons-nous devenir ? reprit-elle.

— Eh bien ! nous allons devenir pauvres, s’écria Marthe, qui eut un moment d’impatience.

Quelques jours après, M. Pêchereau avait terminé le laborieux examen des papiers de Mme d’Orbigny. Il entra presque joyeux dans ce même salon que tant de jeux avaient égayé. — Bonne nouvelle ! cria-t-il à Marthe ; vous êtes moins pauvres que vous ne croyez !

— Ah bah ! dit Marthe.

— La Grisolle est à vous. Toutes les dettes payées, la terre vous appartient.

— Eh bien ! répliqua Marthe gaiement, nous voilà donc à la tête de cinquante cerisiers.

Le mot de M. Pêchereau était un peu ambitieux. La Grisolle était moins une terre qu’une métairie d’une centaine d’arpens, contiguë à un petit bois qui rapportait des rondins et des bourrées ; elle faisait partie d’un domaine important dont M. d’Orbigny avait autrefois dévoré les fermes et les étangs. Les cinquante cerisiers auxquels Marthe faisait allusion dressaient leurs têtes rondes dans un enclos dont jadis les deux sœurs avaient mis au pillage les treilles et les espaliers. Tout à côté on voyait une maison exposée au midi, gaie à l’œil, tapissée de pampres et de rosiers, assez vaste pour loger convenablement sept ou huit personnes, et proprement meublée. Dès le lendemain, Marthe et Marie visitèrent en détail le domaine que les hasards d’une succession laissaient libre. Ce n’était pas un château ; l’enclos aux cerisiers tenait lieu de parc, un bout de prairie qu’ombrageaient de gros noyers s’étendait devant la maison ; pour les promenades, on avait la forêt voisine ; d’une éminence qui protégeait La Grisolle contre les vents du nord et que couronnaient des arbres séculaires, on jouissait d’une vue magnifique. Les bruyères rougies par le soleil, les bouleaux épars aux bords des étangs, le rideau sombre des futaies prêtaient à ces paysages une grâce mélancolique qui en relevait la beauté. Les yeux clairs de miss Tempête eurent fait le tour du domaine en deux secondes. Elle sourit. — On ne peut pas dire que ce soit le jardin des Tuileries, dit-elle, et la foule ne s’y presse pas… Cependant on y peut vivre, et il nous est arrivé d’y rire de bon cœur ! — En faisant la visite des appartemens, elle découvrit un piano qui, par un miracle d’entêtement, n’avait pas encore perdu l’accord. En une minute, une valse pétilla sous ses doigts et remplit la maison d’un vol éclatant de notes joyeuses. — À ton tour, reprit Marthe en poussant Marie sur le tabouret ; je vais danser avec M. Pêchereau ; la Javiole passera les rafraîchissemens.

— Le bal ne lui sort pas de la tête ! dit Marie en soupirant.