Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/873

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pauvre et sans instruction, mais doué d’une indomptable énergie, William Lloyd Garrison, eut le courage d’entreprendre seul la croisade contre l’esclavage. Réfugié dans un bouge de Boston, il fonda en 1835 le journal le Liberator, il réclama la liberté des noirs ; il osa dire que les descendants de Cham et ceux de Japhet étaient frères et pouvaient prétendre aux mêmes droits. Le scandale fut immense. Garrison fut saisi, traîné, la corde au cou, dans les rues de Boston, poursuivi par les huées de la populace, et jeté en prison comme un vil malfaiteur. Il en sortit plus résolu que jamais, et bientôt se groupèrent autour de lui quelques sociétés d’abolitionistes. Dispersées par la force, ces sociétés se reformèrent plus nombreuses. Le parti commençait à poindre çà et là dans les grandes villes ; il osa présenter ses candidats aux élections locales, il réussit à faire nommer un représentant au congrès, puis un sénateur. En 1850, quinze ans après la fondation du Liberator, la question de l’esclavage dominait déjà toutes les autres, et le congrès était transformé en un club où on la discutait sans cesse. En 1856 enfin, les anciens partis se brisaient pour laisser le champ libre à la grande lutte des abolitionistes et des républicains unis contre les esclavagistes ; les états du nord adoptaient solennellement une politique différente de celle des états du sud. Vaincus dans l’élection présidentielle de 1856, ils ont été vainqueurs dans celle de 1860. Ce que Washington, à son lit de mort, prévoyait avec un instinct divinatoire semble près d’arriver. Déjà la république est scindée en deux grandes fractions séparées par une frontière géographique ; pour maintenir l’union entre ces deux moitiés hostiles, il ne reste plus que les traditions d’une gloire et d’une prospérité communes, des intérêts commerciaux, et les conseils presque oubliés du père de la patrie.

Les événements qui se préparent en Amérique, et qui ouvriront une nouvelle période, la dernière peut-être, du débat sur l’esclavage, sont de la plus haute importance. Les faits les plus considérables de l’histoire contemporaine de l’ancien monde sont d’un intérêt presque secondaire, comparés à la lutte qui doit précéder sur la terre américaine la réconciliation finale des blancs et des noirs. Là sont deux races d’hommes, deux humanités, dirai-je, qui se trouvent enfermées dans la même arène pour résoudre pacifiquement ou les armes à la main la plus grande question qui ait jamais été posée devant les siècles. D’un côté, ce sont les propriétaires du sol, les fils des conquérants, fiers de leur intelligence, de leur âpre volonté, de leurs richesses, issus de cette noble race blanche qui, par la force des armes, du commerce et de l’industrie, s’empare graduellement du monde entier ; de l’autre, ce sont de pauvres esclaves livrés sans défense à leurs maîtres, ne possédant rien, ni le champ qu’ils labourent, ni le vêtement qu’ils portent, réputés infâmes