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d’or à M. Pêchereau, qui n’en pouvait tirer un mot. L’agitation fébrile de sa tante inquiétait Marthe ; mais la jalousie comique et le dépit du malheureux avoué, qui s’épuisait en efforts pour découvrir la cause de ce voyage inusité, la disposaient au rire. — Eh ! lui disait-elle, ne voyez-vous pas qu’on vous ménage la surprise d’une corbeille de mariage !

— Ah ! peux-tu rire dans un pareil moment ! dit Marie, qui ne savait où donner de la tête.

— Eh ! qu’a-t-il donc de si terrible, ce moment ? répliqua Marthe, d’autant plus impatientée qu’elle comprenait bien à l’air de la Javiole que quelque chose de grave se passait. Ta marraine va à Paris : penses-tu que ce soit un pays d’anthropophages ?…

— Ah ! mademoiselle, mademoiselle ! dit la Javiole, qui avait le secret de Mme d’Orbigny sur les lèvres. Un regard de sa maîtresse l’arrêta : elle étouffa un soupir, et détournant la tête : — Soignez bien ma poule noire, reprit-elle ; nous étions si tranquilles ce matin !

Mme d’Orbigny embrassa Marthe, et se penchant à son oreille : — Si je ne reviens pas bientôt, je t’écrirai, dit-elle.

Un petit frisson passa entre les épaules de Marthe. — Si vous avez besoin de moi, je suis à vous, reprit-elle bien bas.

Mme d’Orbigny en voiture, Mlle de Neulise se retourna ; Marie était pâle à faire peur ; tout lui semblait perdu parce que sa marraine quittait la maison. M. Pêchereau, morne et les mains sur sa canne, regardait au loin dans la rue et n’était pas éloigné de penser qu’un rival inconnu avait tout disposé pour l’enlèvement de sa belle amie. Marthe leur prit le bras à tous deux. — Rentrons. Je vous invite à déjeuner l’un et l’autre, dit-elle. Marthe songeait, à part elle, que le premier effet de son humeur joviale était de ne jamais lui permettre de montrer son chagrin lorsque par hasard elle en avait.

Arrivée à Paris, Mme d’Orbigny employa quelques heures à courir chez les gens d’affaires. Son intervention arrêta les poursuites. Il lui parut qu’on souriait en voyant une femme s’occuper si chaudement des intérêts de M. de Saint-Ève. Elle revenait le long du boulevard, le cœur joyeux et les mains pleines de papiers, lorsqu’une vision lui apparut. Elle saisit le bras de la Javiole, plus morte que vive : le comte sortait du Café Anglais, un cigare à la bouche, et donnant le bras à une femme dont la robe de moire, chargée de dentelles, balayait la contre-allée. Mme d’Orbigny s’arrêta, elle éprouvait une sorte de vertige. — Passons, madame, passons, lui dit la Javiole, dont l’honnête figure était bouleversée par la colère et l’indignation ; mais avant même qu’elles eussent pu faire un pas, l’aventurier et sa compagne venaient de monter dans une voiture élégante qui les emporta rapidement. Si la Javiole ne l’avait pas soutenue, Mme d’Orbigny serait tombée. Elle ne pouvait même