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dais une disposition qui fait obstacle au progrès : l’Irlande est le pays des souvenirs, comme la France est le pays des espérances; on y tourne les regards vers le passé, comme chez nous vers l’avenir. Quel est ce passé dont l’ombre efface toute autre image? Est-ce un passé constitutionnel, — l’ordre dans la liberté? — En passé démocratique, — le gouvernement direct du peuple? — Un passé d’ancien régime, — la civilisation s’élevant à l’ombre de la tradition? — Les souvenirs de l’Irlande sont des souvenirs de vengeance : la misère, la famine, les assassinats, l’oppression des lois pénales, les confiscations, les guerres intestines des chefs de race irlandaise et des chefs de race anglo-normande, les combats incessans des divers clans et une occupation danoise de deux siècles. Aussi les Irlandais, dans leur patriotisme, portent-ils leurs regards au-delà du IXe siècle, aux temps où, la barbarie ayant envahi l’Occident, l’Irlande conserva seule le dépôt des traditions romaines et même des traditions grecques. Il est certain qu’elle donna à la Gaule des maîtres, à la Germanie des apôtres. Les Scotts, comme on appelait alors les Irlandais, furent la lumière du moyen âge jusqu’à l’avènement de la scolastique[1]; mais ces Irlandais de naissance étaient, par l’éducation, des Latins et même des Alexandrins, comme l’a démontré M. Hauréau. A côté des refuges de la science et de la religion, dont il ne reste que le nom et quelques pierres, tout était barbarie, grossièreté, violence. Nous connaissons les difficultés que fait naître l’amour des nouveautés, nous ignorons celles que produit le culte du passé. Si les premières troublent la société, elles l’animent, l’excitent, la font marcher en avant et devancer le temps; les secondes frappent d’inertie : elles sont en politique ce qu’est le mysticisme en religion, un idéal qui tue le sentiment de la réalité et distrait des devoirs. L’Irlande n’est pas seulement rebelle à l’Angleterre, elle est rebelle à la vie moderne; ses sentimens résistent aux nécessités du siècle : c’est malgré elle qu’elle est entraînée vers le progrès. Gouverner l’Irlande avec les sentimens irlandais ne serait pas seulement une impossibilité; ce serait perpétuer la misère, favoriser le crime et s’abandonner à l’agitation.

Je suis de ceux qui pensent que les institutions d’un peuple doivent s’accorder avec son génie et son histoire. Français et libéral, mes sympathies sont pour des Celtes, fils d’opprimés, qui n’ont pas changé de religion sur l’ordre d’un roi d’Angleterre. Il faut pourtant le reconnaître : par une étrange interversion des rôles, — pas plus étrange cependant que celle qui a transformé des jacobites en jacobins et des défenseurs de la liberté religieuse en fauteurs d’in-

  1. On peut lire leur histoire dans un écrit de M. Hauréau plein de science et d’intérêt.