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un numéro, pour saisir en cas de contravention. » Le cocher de place qui m’avait conduit m’avait dit : « L’Irlande a un gouvernement infâme ; il veut que les pauvres meurent de faim : il empêche de mendier dans les rues ! » Si les argumens sont faux, le sentiment est vrai. Dans quelque partie du Munster ou du Connaught que vous alliez, votre cocher de louage vous racontera une foule d’anecdotes relatives, ici à un homme de vieille famille Irlandaise dépossédé par un négociant anglais, là à de pauvres cultivateurs chassés de la terre qu’ils exploitaient par un fermier écossais. En questionnant davantage, vous apprendrez que l’ancien propriétaire irlandais s’était ruiné par de folles dépenses, et que les cultivateurs expulsés avaient pris l’habitude de ne pas payer leurs fermages. Là encore les argumens sont faux, et le sentiment vrai. Un des hommes les plus populaires de l’Irlande, et du plus vieux sang irlandais, disait dernièrement dans une réunion agricole en parlant de l’élève des bestiaux: « Voici l’opinion de deux hommes compétens, l’un Anglais, l’autre Irlandais. » L’assemblée s’écria tout d’une voix : « Nous n’avons pas besoin de savoir l’opinion d’un Anglais ; dites-nous celle de l’Irlandais. » Causez avec les enfans, vous les trouverez aussi animés que les hommes ; demandez-leur ce qu’ils veulent être, ils vous répondront : « Des rebelles ! » Durant la révolte des Indes, on a souvent placardé sur les murs des affiches en faveur de Nana-Saïb et des cipayes. Évidemment trente années de justice n’ont pas effacé le souvenir de sept siècles d’injustice. On sent bien qu’on s’éloigne des temps de la famine ; on sent que les plus ardens ont émigré ; on sent que les souvenirs, plus que la réalité, excitent les imaginations. C’est le même langage avec un autre accent ; l’amertume est moins profonde. Sur un point, le changement est frappant : l’Irlandais pauvre plaisante moins, et surtout se laisse moins plaisanter. S’il est toujours joyeux et de belle humeur, c’est pour son propre compte ; il ne cherche plus à amuser le monsieur, il ne passe plus de la colère à la plaisanterie, comme un esclave prêt à frapper son maître ou à lui sourire. La liberté lui a enseigné la dignité.

Si le crime particulier à l’Irlande, l’assassinat terrien, a diminué, il n’a pas disparu, et le cœur des populations est toujours pour le criminel. L’assassinat serait-il commis en plein jour, dans une ville, au milieu d’un marché, comme à Nenagh, célèbre en ce genre, aucune main ne se lèvera pour arrêter l’exécution du crime, aucune bouche ne déposera en justice contre le criminel. Que des paysans irlandais, égarés par l’ignorance et par la misère, s’attribuent le droit de tuer celui qu’ils accusent de les avoir privés de leurs moyens d’existence, c’est un grand désordre moral ; mais que des écrivains français assis tranquillement dans leur cabinet se plaisent à faire