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précieusement. Selon l’expression de Marthe, elle mettait un morceau de son cœur partout. Elle écrivait alors à Paris de longues lettres où l’on sentait combien miss Tempête lui manquait. Les livres et la musique étaient bientôt son refuge. Au bout de la semaine, l’existence, un instant bouleversée, des deux recluses reprenait son cours monotone et régulier. Le soir, on causait au coin du feu en écoutant le vent d’hiver battre contre les persiennes. Marie faisait de la tapisserie, Mme d’Orbigny écrivait ou brodait ; à dix heures, M. Pêchereau se levait, prenait son chapeau et s’en allait. Au même moment, Mme de Neulise et Marthe, assises dans une loge à l’Opéra ou aux Italiens, attendaient l’heure de partir pour le bal.

Un jour, une lettre arriva à Rambouillet ; elle était de Marthe et ne contenait que quelques mots. Mme de Neulise était au plus mal, une pleurésie l’avait saisie à la sortie d’un bal. Mme d’Orbigny et Marie partirent sur-le-champ ; elles trouvèrent Mme de Neulise expirante. Trois jours avaient rapproché du tombeau cette existence qui florissait dans la lumière. Noémi n’avait presque jamais pleuré ; elle n’eut presque pas le temps de souffrir.

Mme d’Orbigny et Marie ramenèrent Marthe à Rambouillet. Les prévisions de M. Pêchereau se réalisèrent. La succession de Mme de Neulise liquidée, on ne trouva rien. Encore quelques mois, et elle eut été forcée elle-même de renoncer à la vie mondaine. Quand on fit part de ce résultat à Marthe, elle eut un mouvement de joie naïf. — Tant mieux, dit-elle, ma pauvre mère n’aura rien eu à regretter.

Une révolution venait de se faire dans l’existence de Marthe. Effarée d’abord par une douleur sans bornes, elle paraissait étonnée de pleurer. Son indifférence superbe éclata dans les questions d’intérêt ; elle n’attacha d’importance qu’à celles qui touchaient directement sa sœur. Alors on la retrouva vive et prompte dans ses décisions. Dans le partage qu’on fit du modeste héritage que leur laissait Mme de Neulise, la plus grosse part, grâce à Marthe, revint à Marie. — J’ai dépensé en un mois, disait-elle, ce qu’elle coûtait en un an ; il est juste que nous comptions. — On vit dès lors poindre un sentiment de protection, qui, intervertissant l’ordre naturel des choses, faisait de Marthe la sœur aînée et de Marie la sœur cadette : l’une dirigeait quand l’autre subissait. Presque en même temps on s’accoutuma à donner à Marthe le nom exclusif de Mlle de Neulise ; Marie était Marie seulement : cela se fit sans qu’on y pensât. — Voilà qui est singulier ! disait M. Pêchereau.

Marthe ne semblait pas non plus embarrassée ni malheureuse dans la vieille maison de Rambouillet. Son activité et ce besoin extrême de mouvement qui était en elle lui faisaient découvrir des occupations où Marie passait son temps en lectures et en rêveries.