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À cette époque de l’année, Mme d’Orbigny, qu’on rangeait à bon droit parmi les riches propriétaires de l’arrondissement, se mettait en quatre pour distraire sa brillante sœur et Marthe, sa nièce. On rendait, en galant équipage, visite aux fermes que Mme d’Orbigny possédait aux environs et aux châteaux où elle avait des relations. On séjournait même quarante-huit heures à La Grisolle, une métairie dont les prés et les champs côtoyaient la forêt des Yvelines ; on y trouvait l’occasion de souper en bruyante compagnie et de sauter sur l’herbe. Un autre intérêt y conduisait Marthe, que Marie appuyait cette fois. Ces petits voyages leur permettaient de renouveler connaissance avec un jeune homme du pays qu’elles aimaient depuis leur première enfance. Aussitôt qu’elles étaient à La Grisolle, aucune d’elles n’aurait consenti à croquer une cerise avant d’avoir vu Valentin. Valentin arrivait alors, tortillant les bords de son chapeau de paille, confus, rougissant, maladroit, ivre de plaisir. Il fallait bien un jour entier pour qu’il rentrât en possession de lui-même, et encore était-il besoin qu’il fut seul avec les deux sœurs. Dès qu’un étranger apparaissait, Valentin se sauvait, étant de cette race d’êtres souffrans, prédisposés à l’épouvante par de continuelles infortunes. Atteint dès l’âge le plus tendre d’une ophthalmie grave qui l’avait contraint pendant quelque temps à porter des lunettes bleues, il eut à endurer de la part des écoliers de son village tous les mauvais traitemens, toutes les longues taquineries qu’inspire à cette implacable engeance le spectacle d’une infirmité. Ces malheureuses lunettes bleues avaient été la cause de mille supplices sans cesse rafraîchis par l’imagination féconde des camarades de Valentin. Faible et chétif malgré sa haute taille, il ne pouvait se défendre ; nombre de coups lui avaient prouvé qu’il n’était pas le plus fort : il s’habitua à faire de la résignation sa seule arme. Une commission dont son protecteur, le père Favrel, instituteur communal à La Villeneuve, l’avait chargé pour La Grisolle, le mit un jour en rapport avec Mme de Neulise. On lui donna des bonbons. Encourage par une bonté à laquelle il n’était pas accoutumé, Valentin offrit en échange à Marthe et à Marie de petites figures de bois très jolies qu’il taillait avec son couteau. Les deux enfans prirent le pauvre orphelin en amitié. Par raillerie, les gars du pays l’appelaient Mlle Valentin ; le fait est qu’il avait dans le cœur la douceur et la tendresse d’une femme. Le temps n’altéra jamais les bons rapports qui unissaient Marthe et Marie à ce déshérité ; elles avaient sauté sur ses genoux, elles s’appuyèrent volontiers sur son bras. Quand vint l’époque où il dut tirer au sort, le père Favrel se trouva dans un grand embarras. Valentin, qu’il aimait à cause de sa faiblesse et de son isolement, pouvait trouver dans l’urne un mauvais numéro. Un pareil soldat mourrait certainement de désespoir dès la première garnison : Mar-