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veau paquet déjà ouvert à Cherbourg par l’agent secret du roi, fut arrêté et envoyé à Auray, où, selon les procédés de la justice sommaire de ce temps pour les crimes d’état, « il fut jette en un sac en l’eau aux douves du château, le plus secrettement qu’on pust, affin que le roy n’en fust adverty, lequel demeuroit fortement imprimé de la mauvaise volonté du duc, qui toutefois n’avoit pas tant d’envie de mal faire que de crainte et de deffiance, chose qui le contraignoit à se garder et à se réserver des amis, quoi que ce fust[1]. »

Une défiance universelle, qui ne reculait devant aucun soupçon, était en effet le juste châtiment de ces pouvoirs pervers. Depuis la paix de Senlis jusqu’à la mort de Louis XI, l’Europe fut remplie du bruit des attentats que s’imputaient réciproquement le roi de France et le duc de Bretagne. Dans un temps où l’assassinat était un moyen ordinaire de gouvernement, de telles imputations n’étonnaient personne. Celles-ci se produisaient donc sous les formes les plus étranges, et donnaient lieu parfois aux aventures les plus comiques. Durant les longs voyages que rendait alors nécessaires la difficulté des communications, les plus humbles et les plus innocens des voyageurs couraient risque de passer pour conspirateurs, souvent même pour nécromans. Porter l’habit monastique était courir une mauvaise chance de plus, car c’était ordinairement sous le costume religieux et la besace sur le dos que circulaient de Bretagne en France les agens secrets des cabinets ou des grandes factions princières. Il arriva même un jour que le plus inoffensif des mortels, un marchand de bonnets de nuit, se vit saisi tout à coup, par ordre de Landais, dans l’hôtellerie en laquelle il dormait profondément, et mis aux fers pour y passer, nous dit-il, vingt-quatre semaines et un jour entre la vie et la mort, sous la prévention d’avoir été envoyé à Nantes par Louis XI afin d’y empoisonner François II.

La piteuse aventure de Pierre Le Tonnellier présente un trop curieux spécimen des mœurs et des pratiques administratives du XVe siècle, et se lie d’ailleurs trop étroitement à l’histoire du grand trésorier pour que je ne mette pas sous les yeux de mes lecteurs de courts extraits de la très volumineuse déclaration adressée par ce marchand, à son retour en France, au chancelier Doriole d’exprès commandement du roi[2]. Ce gros boutiquier de la place du Palais faisait depuis trente ans un lucratif commerce de bonnets avec la Bretagne, où il portait lui-même sa marchandise en quantité considérable. Michel Le Doulx, substitut du trésorier Landais, au service de la garde-robe du duc, lui avait assuré depuis plusieurs années la fourniture de

  1. Histoire de Bertrand d’Argentré, édit. in-fol., p. 697.
  2. Preuves de dom Morice, t. III, c. 412.