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et l’immobilité de Marie. Un air de danse, fredonné d’une voix leste, mettait fin à la contemplation. — Ah ! Dieu ! disait-elle en secouant sa sœur par les épaules, comment fais-tu donc pour ne pas bouger ?… Si l’on me condamnait à t’imiter, j’en mourrais ! — En cela, Marthe était la vraie fille de sa mère. On avait dit de Mme de Neulise qu’elle était réfractaire au malheur, — propos de chimiste appliqué à la physiologie ; — on le disait aussi de Marthe, à qui cet amour du plaisir, des chansons et du bruit, qu’elle faisait voir en toute occasion, avait mérité le surnom familier de miss Tempête.

Il était impossible de rencontrer deux sœurs qui eussent au moral moins de ressemblance que Marthe et Marie. Miss Tempête ne concevait pas qu’on pût vivre sans aller trois fois par semaine au bal ; le reste du temps appartenait aux théâtres, aux concerts, aux promenades. La musique lui plaisait, elle raffolait de la danse, et montait à cheval avec l’ardeur et l’entrain d’une Bradamante. Pour cette jeune tête, l’amusement était le but de la vie ; elle en faisait un tourbillon. Elle traversait le monde avec l’aisance et l’élan d’un bel oiseau qui chante et bat de l’aile sous le ciel bleu. Mme d’Orbigny, qui l’adorait, la prenait quelquefois par les deux mains pour la forcer de rester tranquille. — Si tu n’as pas été jadis écureuil, lui disait-elle, tu as certainement du sang d’hirondelle dans les veines. — Marthe l’embrassait et prenait son vol. Marie au contraire faisait son bonheur du calme, de la lecture, de la solitude. Dans les circonstances ordinaires, sa bouche ne s’ouvrait que pour dire le nombre exact de paroles strictement nécessaire à la consommation de tous les jours ; mais si par un mot imprévu, dans un cercle étroit d’amis, la conversation tombait sur un livre, sur une idée, sur un sentiment qui répondait à certains mouvemens secrets de sa pensée, on la voyait s’animer ; sa parole s’élevait, et on découvrait un coin charmant de son cœur et de son esprit ; puis, si elle s’apercevait qu’on l’écoutait, elle rougissait et s’enfuyait. Elle n’avait par intervalles un peu d’épanchement qu’avec sa sœur, et encore fallait-il qu’une secousse l’y déterminât. Il eût suffi à un observateur de voir le casier où les deux sœurs serraient leur musique pour deviner la différence de leur caractère. À Marthe, la musique vive et joyeuse, les valses les plus nouvelles, les airs de danse les plus alertes ; à Marie, les œuvres sévères des maîtres, les inspirations de la musique allemande, Gluck, Schubert, Mozart, Beethoven. Marie avait une voix belle et sympathique dont elle se servait timidement ; mais quand elle s’abandonnait seule à l’ivresse du chant, elle arrivait jusqu’à l’émotion la plus intense, et on la surprenait quelquefois le visage couvert de larmes.

Rien ne pouvait altérer la profonde affection qui unissait les deux sœurs. Bien que d’humeur et de goûts opposés, elles s’entendaient à