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neuf états où M. Breckinridge l’a emporté ne pèsent pas assez dans la balance pour oser rien tenter à eux seuls : que serait-ce qu’une confédération du sud dans laquelle n’entreraient ni la Virginie, ni le Tennessee, ni le Kentucky, ni le Missouri? Il est douteux qu’au sein des neuf états extrêmes les séparatistes pussent triompher de l’opposition énergique que ne manqueraient pas de leur faire les partisans coalisés de M. Bell et de M. Douglas. On peut être assuré d’avance que leur colère s’exhalera en vaines démonstrations. La campagne électorale de 1860 aura donc eu cet excellent résultat d’en finir avec les menaces et en même temps avec les craintes d’une séparation. Les deux partis ont trop à y perdre pour briser jamais le lien fédéral. Après la première amertume de la défaite, les hommes du sud reconnaîtront qu’il y a folie à eux à vouloir transformer le congrès en propagateur de l’esclavage contre la volonté de l’immense majorité des citoyens. Ils sentiront l’imprudence et la folie d’irriter le nord et de compromettre la paix publique pour une pure abstraction. Comme le disait au sein de la convention de Charleston le plus riche planteur de la Géorgie, M. Gaulden, qui se vantait de posséder plus de nègres qu’aucun de ses concitoyens, la faculté légale d’établir l’esclavage dans les territoires est absolument inutile, si l’on n’a pas les moyens de l’y introduire effectivement. « Les moyens, vous ne les avez pas, ajoutait le démocrate géorgien; vous avez à peine assez de nègres pour les états actuels; vous ne pourriez peupler d’esclaves le Kansas, le Nebraska et les autres territoires qu’aux dépens du Maryland, de la Virginie et du Missouri, qui deviendraient alors des états libres; vous déplaceriez vos forces, et vous augmenteriez celles de vos adversaires. Obtenez la réouverture de la traite, faites que nous puissions tirer d’Afrique tous les noirs dont nous avons besoin : alors vous pourrez entreprendre d’accroître le nombre des états à esclaves et propager le travail servile; jusque-là vous ne le pourrez pas. »

Il y avait un grand fonds de vérité dans le discours de M. Gaulden, et les hommes du sud finiront par le reconnaître. Il n’est pas à craindre qu’ils rétablissent la traite : non qu’ils reculassent devant la réprobation de tous les peuples civilisés, mais parce qu’ils ne le pourraient faire sans subir une dépréciation énorme de leur fortune, dont les esclaves représentent une partie considérable. L’esclavage demeurera donc stationnaire, et pour lui ne pas s’accroître, c’est reculer. Les états libres poursuivront leurs progrès; ils finiront par investir de toutes parts le territoire soumis à la servitude, et le contact irrésistible de la liberté en accomplira graduellement la rédemption.


CUCHEVAL-CLARIGNY.